Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait et semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien né se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant? se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti!
Souvent femme varie
Bien fol qui s'y fie.
M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
—Voilà cette affaire, dit-il à sa femme.
Une heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.
Il attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison, dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures en la salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas approcher, disait mystérieusement à un voisin:
—Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs, et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché par M. le grand vicaire de Frilair.
L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis qui n'ajoutèrent plus un mot.
Julien né manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d'une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d'étain, trois petits bouts de bougie allumés. L'huissier criait: Trois cents francs, messieurs!
—Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchère.
—C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l'évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.
—Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.
—Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il, en montrant Julien.
Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'éteignit, et la voix traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois cent trente francs.
Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.
—Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l'un.
—Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.
—Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison dont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j'aurais fait un bon marché.
—Bah! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.
—Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un troisième.
Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.
—Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.
Julien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort triste.
—Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.
—Oui, madame, où j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire.
—S'il m'avait cru, il eût fait un voyage.
A ce moment, M. de Rênal parut; if était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy; le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:
—Vous devriez y être accoutumé, mon ami.
Le soir, on était assis en silence, autour du foyer domestique; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'écria joyeusement:
—On sonne! on sonne!
—Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait, c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?
Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.
—Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a remise pour vous à mon départ; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l'italien.
La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin, les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d'aller se coucher.
—Encore cette histoire, dit l'aîné.
—C'est la mienne, Signorino, reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j'étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples, j'entends j'avais votre âge; mais je n'avais pas l'honneur d'être le fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.
Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.