Si vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard, en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé par un homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au séminaire.
Après ces mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.
—Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement de coeur d'un honnête homme.
Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.
—Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance, en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très-cher fils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent?
Nous y voici, se dit Julien; c'était pour cela qu'était le très-cher fils.
—Trente-cinq francs, mon père.
—Écrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre compte.
Cette pénible séance avait duré trois heures, Julien appela le portier.
—Allez installer Julien Sorel dans la cellule nº 103, dit l'abbé Pirard à cet homme.
Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.
—Portez-y sa malle, ajouta-t-il.
Julien baissa les yeux et vit sa malle précisément en face de lui; il la regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.
En arrivant au nº 103 (c'était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison), Julien remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.
Quelle vue charmante! s'écria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait éprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon, avaient entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur l'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l'avait oublié.
Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.
CHAPITRE XXVI
LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE
Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs.
YOUNG.
Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement, au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:
—Peccavi, pater optime (j'ai pêché, j'avoue ma faute, ô mon père), dit-il d'un air contrit.
Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments du métier. L'heure de la récréation arriva, Julien se vit l'objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, à ses yeux, était l'abbé Pirard.
Peu de jours après Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste.
Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire? et il choisit l'abbé Pirard.
Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui dès le premier jour, s'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.
—L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.
Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Égaré par toute la présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.
Hélas! c'est ma seule arme! à une autre époque se disait-il, c'est par des actions parlantes, en face de l'ennemi, que j'aurais gagné mon pain.
Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure.
Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu'il reçut les stigmates sur le mont Vernia dans l'Apennin. Mais c'était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand'chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel et, entre autres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour eux et eux pour lui.
Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse été sergent; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.
Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers dès l'enfance, ont vécu jusqu'à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.
Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d'histoire ecclésiastique, etc., etc., que l'on suit au séminaire, n'était à leurs yeux qu'un péché splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres qui n'est au fond que méfiance et examen personnel, et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l'Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études même sacrées lui est suspect et à bon droit. Qui empêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté, comme Sieyès ou Grégoire! L'Église tremblante s'attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuyé et malade des gens du monde.
Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n'avoir rien autre chose à faire.
Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.
Un jour l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois et que vous avez tant aimés, l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.
Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.
La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé lorsque un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.
—Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à la porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?