Lâadmiration particuliĂšre pour OâBrien, que rien ne semblait capable de dĂ©truire, envahit Ă nouveau le cĆur de Winston. Quelle intelligence, pensa-t-il, quelle intelligence ! Jamais OâBrien nâĂ©chouait Ă comprendre ce quâon lui disait. Nâimporte qui sur Terre aurait rapidement rĂ©pondu quâil avait trahi Julia. Car que restait-il quâils ne lui avaient pas extirpĂ© sous la torture ? Il leur avait racontĂ© tout ce quâil savait dâelle, ses habitudes, son attitude, son passĂ© ; il avait confessĂ© les dĂ©tails les plus triviaux de leurs rencontres, tout ce quâil lui avait dit et ce quâelle lui avait dit, leurs repas au marchĂ© noir, leur adultĂšre, leurs vagues machinations contre le Parti â tout. Et pourtant, au sens quâil donnait au mot, il ne lâavait pas trahie. Il nâavait pas cessĂ© de lâaimer ; ses sentiments envers elle Ă©taient restĂ©s les mĂȘmes. OâBrien avait compris ce quâil voulait dire sans besoin dâexplications.
« Dis-moi, demanda-t-il, combien de temps encore avant quâils mâabattent ?
â Peut-ĂȘtre pas avant longtemps, rĂ©pondit OâBrien. Tu es un cas difficile. Mais ne perds pas espoir. Tout le monde guĂ©rit tĂŽt ou tard.
Nous finirons par tâabattre. »
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C h a p i t r e I V
Il Ă©tait beaucoup mieux. Il regagnait du poids et de la force de jour en jour, si lâon pouvait parler de jours.
La lumiĂšre blanche et le bourdonnement Ă©taient toujours les mĂȘmes, mais la cellule Ă©tait un peu plus confortable que les prĂ©cĂ©dentes. Il y avait un oreiller et un matelas sur le lit en bois, et un tabouret pour sâasseoir. Ils lui avaient donnĂ© un bain, et ils lâautorisaient Ă se laver assez rĂ©guliĂšrement Ă un lavabo en Ă©tain. Ils lui donnaient mĂȘme de lâeau chaude pour se nettoyer. Ils lui avaient donnĂ© de nouveaux sous-vĂȘtements et une nouvelle combinaison propre. Ils avaient recouvert son ulcĂšre variqueux de pommade apaisante. Ils avaient retirĂ© les restes de ses dents et lui avaient donnĂ© une nouvelle dentition.
Des semaines ou des mois avaient dĂ» passer. Il aurait Ă©tĂ© possible de mesurer le passage du temps, sâil en avait eu le moindre intĂ©rĂȘt, puisquâil Ă©tait nourri Ă ce qui semblait ĂȘtre des intervalles rĂ©guliers. Il obtenait, jugeait-il, trois repas par vingt-quatre heures ; parfois il se demandait faiblement sâil les recevait le jour ou la nuit. La nourriture Ă©tait Ă©tonnamment bonne, avec de la viande tous les trois repas.
Une fois, il y avait mĂȘme eu un paquet de cigarettes. Il nâavait pas dâallumettes, mais le garde silencieux qui lui apportait sa nourriture lui donnait du feu. La premiĂšre fois quâil essaya de fumer, il se rendit malade, mais il persĂ©vĂ©ra, et garda le paquet pendant longtemps, fumant une demi-cigarette aprĂšs chaque repas.
Ils lui avaient donnĂ© une ardoise blanche avec un bout de crayon attachĂ© Ă un coin. Au dĂ©but il ne sâen servit pas. MĂȘme quand il Ă©tait Ă©veillĂ©, il Ă©tait complĂštement abruti. Il restait souvent allongĂ© dâun 281
repas Ă lâautre presque sans bouger, parfois endormi, parfois Ă©veillĂ© en de vagues rĂȘveries pendant lesquelles ouvrir les yeux reprĂ©sentait un effort trop important. Il sâĂ©tait depuis longtemps habituĂ© Ă dormir avec une lumiĂšre vive dans les yeux. Ăa ne semblait faire aucune diffĂ©rence, sinon que les rĂȘves Ă©taient plus cohĂ©rents. Il rĂȘva beaucoup pendant cette pĂ©riode, et câĂ©tait toujours des rĂȘves heureux. Il Ă©tait dans la ContrĂ©e DorĂ©e, ou il Ă©tait assis sur des ruines Ă©normes, majestueuses, baignĂ©es de soleil, avec sa mĂšre, avec Julia, avec OâBrien
â sans rien faire, juste assis au soleil, parlant de choses paisibles. Les pensĂ©es quâil avait Ă©veillĂ© Ă©taient surtout Ă propos de ses rĂȘves. Il semblait avoir perdu le pouvoir de lâeffort intellectuel, maintenant que le stimulus de la douleur avait disparu. Il ne sâennuyait pas, il nâavait aucun dĂ©sir de conversation ou de distraction. Simplement ĂȘtre seul, ni battu ni questionnĂ©, avec assez Ă manger, en Ă©tant complĂštement propre, Ă©tait absolument satisfaisant.
Petit Ă petit, il passa moins de temps Ă dormir, mais il ne ressentait toujours aucun besoin de se lever du lit. Tout ce qui lui importait Ă©tait de rester allongĂ© silencieusement et de ressentir la force sâaccumuler dans son corps. Il se tĂątait ici et lĂ , essayant de sâassurer que ce nâĂ©tait pas une illusion que ses muscles sâĂ©paississaient et que sa peau se tendait. Il considĂ©ra finalement avec certitude quâil grossissait ; ses cuisses Ă©taient maintenant plus larges que ses genoux. AprĂšs ça, Ă contrecĆur au dĂ©but, il commença Ă faire rĂ©guliĂšrement de lâexercice.
Peu aprĂšs il put marcher trois kilomĂštres, mesurĂ©s Ă la taille de la cellule, et ses Ă©paules voĂ»tĂ©es se redressĂšrent. Il tenta des exercices plus compliquĂ©s, et fut surpris et humiliĂ© par tout ce quâil ne parvenait pas Ă faire. Il ne pouvait pas aller plus vite quâun rythme de marche, il ne pouvait pas saisir son tabouret Ă bout de bras, il ne pouvait pas se tenir sur une jambe sans tomber. Il sâaccroupissait sur ses talons pour remarquer quâil ne pouvait se relever quâau prix dâune douleur frĂ©nĂ©tique dans les cuisses et les mollets. Il sâallongeait sur le ventre et essayait de lever son corps avec ses mains. CâĂ©tait inutile, il ne pouvait pas se soulever dâun centimĂštre. Mais aprĂšs quelques jours â quelques repas â mĂȘme cet exploit fut accompli. Il pouvait parfois le faire six fois dâaffilĂ©e. Il commença Ă devenir vraiment fier 282
de son corps, et chĂ©rissait lâespoir intermittent que son visage fĂ»t Ă©galement revenu Ă la normale. Une seule fois, quand il posa sa main sur son crĂąne chauve, il se remĂ©mora le visage ruinĂ© et tordu qui lâavait regardĂ© dans le miroir.
Son esprit devint plus actif. Il sâasseyait sur le lit, son dos contre le mur et lâardoise sur les genoux, et sâattelait volontairement Ă la tĂąche de se rĂ©Ă©duquer lui-mĂȘme.
Il avait capitulĂ©, câĂ©tait admis. En rĂ©alitĂ©, comme il le comprenait maintenant, il avait Ă©tĂ© prĂȘt Ă capituler bien avant quâil en ait pris la dĂ©cision. Du moment oĂč il Ă©tait entrĂ© au ministĂšre de lâAmour â
et oui, mĂȘme durant ces quelques minutes oĂč lui et Julia sâĂ©taient tenus impuissants pendant que la voix mĂ©tallique du tĂ©lĂ©cran leur disait quoi faire â il avait compris la lĂ©gĂšretĂ©, la superficialitĂ© de sa tentative de se lever contre le pouvoir du Parti. Il savait maintenant que pendant sept ans, la Police des PensĂ©es lâavait surveillĂ© comme un scarabĂ©e sous une loupe. Il nây avait aucun acte physique, aucun mot prononcĂ© Ă voix haute quâils nâavaient pas captĂ©, aucun cheminement de pensĂ©e quâils nâavaient pas dĂ©duit. MĂȘme le grain de poussiĂšre blanc sur la couverture de son journal, ils lâavaient prĂ©cautionneusement remis en place. Ils lui avaient passĂ© des enregistrements, montrĂ© des photographies. Certaines le montraient Julia et lui. Oui, mĂȘme pendant. . . Il ne pouvait plus se battre contre le Parti. De plus, le Parti avait raison. Il devait en ĂȘtre ainsi : comment le cerveau immortel et collectif pourrait-il se tromper ? Ă quels standards objectifs pourriez-vous vĂ©rifier ses jugements ? La raison Ă©tait statistique.
CâĂ©tait simplement une question dâapprendre Ă penser comme ils pensaient. Seulement. . . !
Le crayon paraissait Ă©pais et inconfortable entre ses doigts. Il commença Ă Ă©crire les pensĂ©es qui lui venaient en tĂȘte. Il Ă©crivit dâabord, en larges majuscules maladroites :
LA LIBERTĂ CâEST LâESCLAVAGE.
Puis presque sans sâarrĂȘter, il Ă©crivit en-dessous : DEUX PLUS DEUX FONT CINQ.
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Mais il sâinterrompit. Son esprit, comme fuyant quelque chose, semblait incapable de se concentrer. Il savait quâil savait ce qui venait ensuite, mais pour lâinstant il ne pouvait pas sâen souvenir. Quand il sâen souvint, ce fut seulement par une rĂ©flexion consciente de ce que ça devait ĂȘtre : ça ne vint pas naturellement. Il Ă©crivit : DIEU EST LE POUVOIR.
Il acceptait tout. Le passĂ© Ă©tait altĂ©rable. Le passĂ© nâavait jamais Ă©tĂ© altĂ©rĂ©. OcĂ©ania Ă©tait en guerre contre Estasia. OcĂ©ania avait toujours Ă©tĂ© en guerre contre Estasia. Jones, Aaronson et Rutherford Ă©taient coupables des crimes dont ils Ă©taient accusĂ©s. Il nâavait jamais vu la photographie qui les disculpait. Elle nâavait jamais existĂ©, il lâavait inventĂ©e. Il se souvenait se souvenir de choses contradictoires, mais câĂ©tait de fausses mĂ©moires, fruits de son propre aveuglement.
Comme tout Ă©tait facile ! Simplement se rendre, et tout le reste suivait.
CâĂ©tait comme nager contre un courant qui vous poussait en arriĂšre malgrĂ© tous vos efforts, et dĂ©cider soudain de se tourner et de suivre le courant au lieu de sây opposer. Rien nâavait changĂ©, sauf votre propre attitude : lâinĂ©vitable se produisait dans tous les cas. Il comprenait Ă peine pourquoi il sâĂ©tait rebellĂ©. Tout Ă©tait si simple, sauf. . . !
Tout pouvait ĂȘtre vrai. Les soi-disant lois de la Nature Ă©taient un non-sens. La loi de la gravitĂ© Ă©tait un non-sens. « Si je le voulais, avait dit OâBrien, je pourrais flotter au-dessus du sol comme une bulle de savon. » Winston comprenait. « Sâil pense quâil flotte, et si simultanĂ©ment je pense que je le vois flotter, alors il flotte. » Soudain, comme le morceau dâun naufrage remontant Ă la surface de lâeau, la pensĂ©e Ă©clata dans son esprit : « Ăa nâarrive pas vraiment. Nous lâimaginons. Câest une hallucination. » Il repoussa immĂ©diatement cette pensĂ©e. Lâerreur Ă©tait Ă©vidente. CâĂ©tait prĂ©supposer que quelque part, Ă lâextĂ©rieur de soi-mĂȘme, il y avait un monde « rĂ©el » oĂč des choses « rĂ©elles » arrivaient. Mais comment pourrait-il y avoir un tel monde ? Quelle connaissance avons-nous des choses, sinon Ă travers notre propre esprit ? Tout arrive dans lâesprit. Ce qui arrive dans lâesprit arrive vraiment.
Il nâeut aucune difficultĂ© Ă Ă©carter lâerreur, et il ne risquait pas dây 284
succomber. Il rĂ©alisa, nĂ©anmoins, quâil nâaurait jamais dĂ» lâenvisager.
Lâesprit devait dĂ©velopper un angle mort dĂšs quâune pensĂ©e dangereuse se prĂ©sentait. LâopĂ©ration devait ĂȘtre automatique, instinctive.
En nouvelangue, ils lâappelaient stopcrime.
Il commença Ă sâexercer au stopcrime. Il envisageait des proposi-tions â « le Parti dit que la Terre est plate », « le Parti dit que la glace est plus lourde que lâeau liquide » â et sâentraĂźnait Ă ne pas voir ou ne pas comprendre les arguments qui les contredisaient. Ce nâĂ©tait pas simple. Il fallait de grands pouvoirs de raisonnement et dâimprovisation. Les problĂšmes arithmĂ©tiques soulevĂ©s, par exemple, par des affirmations comme « deux plus deux font cinq » Ă©taient au-delĂ de ses capacitĂ©s intellectuelles. Cela nĂ©cessitait une sorte de gymnastique de lâesprit, la facultĂ© Ă un instant dâutiliser la logique la plus dĂ©licate, et lâinstant dâaprĂšs dâĂȘtre inconscient des plus grossiĂšres erreurs logiques. La stupiditĂ© Ă©tait aussi nĂ©cessaire que lâintelligence, et aussi difficile Ă atteindre.
Pendant ce temps, dans un coin de son esprit, il se demandait sâils lâabattraient bientĂŽt. « Tout ne dĂ©pend que de toi », avait dit OâBrien ; mais il savait quâil ne pourrait pas rapprocher ce moment par un acte conscient. Ăa pouvait ĂȘtre dans dix minutes, ou dix ans.
Ils pouvaient le garder pendant des annĂ©es en confinement solitaire, ils pouvaient lâenvoyer en camp de travail, ils pouvaient le relĂącher pour quelque temps, comme ils le faisaient parfois. Il Ă©tait parfaitement possible quâavant dâĂȘtre fusillĂ©, toute la scĂšne de son arrestation et de son interrogatoire fĂ»t jouĂ©e Ă nouveau. La seule chose sĂ»re Ă©tait que la mort ne venait jamais quand on lâattendait. La tradition â
la tradition non-dite : vous la connaissiez, mĂȘme si vous ne lâaviez jamais Ă©coutĂ©e â Ă©tait quâils vous tiraient dans le dos : toujours dans lâarriĂšre de la tĂȘte, sans avertissement, alors que vous marchiez dans un couloir, dâune cellule Ă une autre.
Un jour â mais « un jour » nâĂ©tait pas la bonne expression ; cela pouvait tout aussi bien ĂȘtre le milieu de la nuit : une fois â il sombra dans une rĂȘverie Ă©trange, bĂ©ate. Il marchait dans le couloir, attendant la balle. Il savait quâelle arriverait bientĂŽt. Tout Ă©tait entendu, arrangĂ©, rĂ©conciliĂ©. Il nây avait plus de doutes, dâopposition, 285
de douleur, de peur. Son corps Ă©tait vigoureux et fort. Il marchait aisĂ©ment, joyeusement, avec lâimpression de marcher au soleil. Il nâĂ©tait plus dans les Ă©troits couloirs blancs du ministĂšre de lâAmour, il Ă©tait dans lâimmense tranchĂ©e dâun kilomĂštre de large, baignĂ©e de soleil, dans laquelle il avait semblĂ© marcher dans le dĂ©lire produit par les drogues. Il Ă©tait dans la ContrĂ©e DorĂ©e, suivant le sentier au milieu de lâancien pĂąturage rongĂ© par les lapins. Il pouvait sentir la courte pelouse moelleuse sous ses pieds et la douceur des rayons du soleil sur son visage. Au bord du champ se trouvaient les ormes, se balançant lentement, et quelque part au-delĂ se trouvait le ruisseau oĂč les fins poissons argentĂ©s nageaient sous les saules.