Cette traduction du texte 1984 de George Orwell est publiée sous licence
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Traduit de lâanglais par Romain Vigier.
PremiĂšre Ă©dition du 1er janvier 2021.
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h t t p s : / / w w w . r e n a r d r e b e l l e . f r.
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1984
George Orwell
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Pa rt i e 1
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C h a p i t r e I
CâĂ©tait une belle et froide journĂ©e dâavril, les horloges affichaient treize heures. Winston Smith, le cou dans les Ă©paules pour essayer dâĂ©chapper Ă un vent rĂ©tif, se faufila entre les portes vitrĂ©es de la RĂ©sidence de la Victoire ; pas assez rapidement cependant pour empĂȘcher un tourbillon de poussiĂšre dâentrer Ă sa suite.
Le hall sentait le chou bouilli et le vieux chiffon. Ă une extrĂ©mitĂ©, une affiche colorĂ©e, trop grande pour ĂȘtre en intĂ©rieur, avait Ă©tĂ© punaisĂ©e au mur. Elle reprĂ©sentait simplement un visage immense, large de plus dâun mĂštre : le visage dâun homme dans sa quaran-taine, portant une Ă©paisse moustache noire, aux traits dâune beautĂ© rugueuse. Winston se dirigea vers les escaliers. Ce nâĂ©tait pas la peine dâessayer de prendre lâascenseur. MĂȘme dans le meilleur des cas il fonctionnait rarement, et en ce moment lâĂ©lectricitĂ© Ă©tait coupĂ©e en journĂ©e. Ăa faisait partie des Ă©conomies en prĂ©vision de la Semaine de Haine. Lâappartement Ă©tait au septiĂšme Ă©tage, et Winston, qui avait trente-neuf ans et un ulcĂšre variqueux au mollet droit, montait doucement, sâarrĂȘtant plusieurs fois en chemin. Ă chaque Ă©tage, en face de la cage dâascenseur, lâaffiche au visage immense vous exa-minait depuis le mur. CâĂ©tait une de ces images conçues pour vous suivre du regard oĂč que vous alliez. T o n t o n t e s u rv e i l l e, indiquait lâinscription.
Dans lâappartement, une voix mielleuse lisait une liste de chiffres en rapport avec la production de fonte. La voix provenait dâune plaque de mĂ©tal oblongue, semblable Ă un miroir usĂ©, qui occupait une grande partie du mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix sâattĂ©nua ; les mots restĂšrent toutefois comprĂ©hensibles. Le 5
son de lâinstrument (qui sâappelait un tĂ©lĂ©cran) pouvait ĂȘtre diminuĂ©, mais il Ă©tait impossible de lâĂ©teindre complĂštement. Il se dirigea Ă la fenĂȘtre : il Ă©tait une petite et frĂȘle personne ; sa combinaison bleue, lâuniforme du Parti, exacerbait la maigreur de son corps. Ses cheveux Ă©taient clairs, son visage naturellement rubicond, et sa peau endurcie par le savon rĂąpeux, les lames de rasoir mal taillĂ©es, et la rigueur de lâhiver qui se terminait.
Ă lâextĂ©rieur, mĂȘme Ă travers la fenĂȘtre fermĂ©e, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petites bourrasques faisaient tourbillonner de la poussiĂšre et des vieux papiers, et, bien que le soleil resplendĂźt et que le ciel fĂ»t dâun bleu vif, les couleurs semblaient absentes, sauf sur les affiches placardĂ©es partout. Le visage moustachu surveillait chaque coin de rue. Il y en avait une sur lâimmeuble dâen face. T o n t o n t e s u rv e i l l e, indiquait lâinscription, et les yeux tĂ©nĂ©breux plongĂšrent dans ceux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dĂ©chirĂ©e Ă un coin, claquait au vent, couvrant et dĂ©couvrant le simple mot A n g s o c. Au loin, un hĂ©licoptĂšre passa entre les toits, plana un instant comme une libellule, et sâen alla dans une longue courbe.
CâĂ©tait la patrouille de police, Ă©piant Ă travers les fenĂȘtres des gens.
Mais les patrouilles importaient peu, à vrai dire. Seule la Police des Pensées importait.
DerriĂšre Winston, la voix du tĂ©lĂ©cran continuait Ă disserter sur la fonte et la rĂ©ussite du NeuviĂšme Plan Triennal. Le tĂ©lĂ©cran recevait et transmettait simultanĂ©ment. Le moindre son quâĂ©mettait Winston, au-delĂ du niveau dâun trĂšs lĂ©ger murmure, serait captĂ© ; de plus, tant quâil restait visible de la plaque de mĂ©tal, il pouvait ĂȘtre vu aussi bien quâentendu. Il nây avait bien sĂ»r aucun moyen de savoir si vous Ă©tiez surveillĂ© Ă un instant donnĂ©. Ă quelle frĂ©quence ou selon quels critĂšres la Police des PensĂ©es se branchait sur un systĂšme en particulier, mystĂšre. Il Ă©tait mĂȘme possible quâils vous surveillassent en permanence. En tout cas, ils pouvaient se brancher sur vous quand bon leur semblait. Vous deviez vivre â et viviez, dâune habitude devenue innĂ©e â en prĂ©sumant que le moindre de vos bruits Ă©tait entendu, que le moindre de vos mouvements, sauf dans le noir, Ă©tait scrutĂ©.
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Winston tournait le dos au tĂ©lĂ©cran. CâĂ©tait plus sĂ»r ; bien quâil sĂ»t pertinemment que mĂȘme un dos pouvait rĂ©vĂ©ler beaucoup. Ă un kilomĂštre dâici, le ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, son lieu de travail, un bĂątiment immense et immaculĂ©, surplombait lâenvironnement poussiĂ©reux.
Ceci, pensa-t-il avec un vague dĂ©goĂ»t, câĂ©tait Londres, la capitale dâAĂ©rozone Prime, elle-mĂȘme troisiĂšme province la plus peuplĂ©e dâOcĂ©ania.
Il essaya dâexhumer de son enfance quelques souvenirs qui lui auraient dit si Londres avait toujours Ă©tĂ© ainsi. Y avait-il toujours eu ces horizons de maisons du dix-neuviĂšme siĂšcle en dĂ©composition, leurs murs soutenus par des planches vermoulues, leurs fenĂȘtres colmatĂ©es par des cartons et leurs toits de tĂŽles, leurs clĂŽtures dĂ©labrĂ©es ? Et ces lieux bombardĂ©s, oĂč la poussiĂšre du plĂątre tourbillonnait dans lâair et oĂč les mauvaises herbes sâĂ©panouissaient sur les piles de gravats ; et lĂ oĂč les bombes avaient libĂ©rĂ© plus de place, ces sordides colonies dâabris en bois, comme des clapiers ? CâĂ©tait peine perdue, il ne se rappelait pas : rien ne restait de son enfance, Ă part quelques vives images sans contexte et pour la plupart confuses.
Le ministĂšre de la VĂ©ritĂ© â Minivrai en nouvelangue 1 â Ă©tait absolument diffĂ©rent de tous les autres bĂątiments alentour. CâĂ©tait une Ă©norme structure pyramidale dâun bĂ©ton blanc scintillant, sâĂ©le-vant, Ă©tage aprĂšs Ă©tage, trois-cents mĂštres dans les airs. DâoĂč Ă©tait Winston, il Ă©tait possible de lire, gravĂ©es dâun Ă©lĂ©gant lettrage dans la façade blanche, les trois devises du Parti : L a g u e r r e c â e s t l a pa i x
L a l i b e rt Ă© c â e s t lâ e s c l ava g e L â i g n o r a n c e c â e s t l a f o r c e .
Le ministĂšre de la VĂ©ritĂ© contenait, selon les rumeurs, trois-mille piĂšces au-dessus du sol, et autant de ramifications en-dessous. Il nây avait, dispersĂ©s dans Londres, que trois autres bĂątiments dâapparence et de taille similaires. Ils Ă©taient si imposants que, depuis le toit de la RĂ©sidence de la Victoire, vous pouviez les voir tous les quatre en mĂȘme temps. Ils Ă©taient le siĂšge des quatre ministĂšres au sein desquels 1. La nouvelangue Ă©tait la langue officielle dâOcĂ©ania. Pour un exposĂ© de sa structure et de son Ă©tymologie, voir lâa p p e n d i c e.
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lâensemble de lâappareil gouvernemental Ă©tait rĂ©parti. Le ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, qui sâoccupait de lâinformation, du divertissement, de lâĂ©ducation et de lâart. Le ministĂšre de la Paix, chargĂ© de la guerre.
Le ministĂšre de lâAmour, qui maintenait la loi et lâordre. Le ministĂšre de lâAbondance, responsable des affaires Ă©conomiques. Leurs noms, en nouvelangue : Minivrai, Minipaix, MinicĆur, Miniplein.
Le ministĂšre de lâAmour Ă©tait le plus effrayant. Il nâavait aucunes fenĂȘtres. Winston nâĂ©tait jamais entrĂ© dans le ministĂšre de lâAmour, et ne sâen Ă©tait jamais approchĂ© Ă moins de cinq-cents mĂštres. Il Ă©tait impossible dây pĂ©nĂ©trer sauf pour des obligations officielles, et encore uniquement en parcourant un labyrinthe de barbelĂ©s, de portes blindĂ©es et de meurtriĂšres Ă©quipĂ©es de mitraillettes. MĂȘme les rues menant Ă son pĂ©rimĂštre le plus Ă©loignĂ© grouillaient de gorilles en uniformes noirs, armĂ©s de matraques tĂ©lescopiques.
Winston se tourna brusquement. Son visage affichait le calme optimisme quâil Ă©tait recommandĂ© dâarborer face au tĂ©lĂ©cran. Il traversa la piĂšce jusquâĂ la petite cuisine. En quittant le MinistĂšre Ă cette heure-ci, il avait sacrifiĂ© son dĂ©jeuner Ă la cantine, et il savait quâil nây avait dans la cuisine dâautre nourriture que le morceau de pain noir du petit-dĂ©jeuner du lendemain. Il prit sur une Ă©tagĂšre une bouteille remplie dâun liquide incolore dont lâĂ©tiquette blanche indiquait G i n d e l a V i c t o i r e. Il sâen Ă©chappait une odeur Ă©cĆurante et adipeuse, comme de lâalcool de riz chinois. Winston sâen servit quasiment une tasse entiĂšre, se prĂ©para au choc, et la vida dâun trait, comme un mĂ©dicament.
ImmĂ©diatement, son visage vira Ă lâĂ©carlate et les larmes lui montĂšrent aux yeux. CâĂ©tait comme de lâacide nitrique, et en lâavalant, vous aviez en plus la sensation de vous prendre un coup de gourdin dans la nuque. MalgrĂ© tout, peu aprĂšs, la brĂ»lure dans son estomac sâestompa et le monde commença Ă sembler plus rĂ©jouissant. Il prit une cigarette dâun vieux paquet sur lequel Ă©tait inscrit C i g a r e t t e s d e l a V i c t o i r e et la tint malencontreusement Ă la verticale, laissant sâĂ©chapper le tabac au sol. Il eut plus de succĂšs avec la suivante. Il retourna dans la piĂšce principale et sâassit Ă une petite table Ă gauche du tĂ©lĂ©cran. Il sortit du tiroir de la table un porte-8
plume, une bouteille dâencre et un Ă©pais carnet au dos rouge et Ă la couverture marbrĂ©e.
Pour une raison inconnue, le tĂ©lĂ©cran de cette piĂšce Ă©tait Ă un endroit incongru. Au lieu dâĂȘtre placĂ©, comme câĂ©tait la rĂšgle, sur le mur du fond, pour surveiller tout lâespace, celui-ci occupait le mur le plus long, face Ă la fenĂȘtre. Ă lâune de ses extrĂ©mitĂ©s se trouvait une sorte de petite alcĂŽve, oĂč Winston se tenait, et qui avait probablement Ă©tĂ© prĂ©vue Ă lâorigine pour y placer des Ă©tagĂšres. En se serrant dans lâalcĂŽve, Winston Ă©chappait Ă la surveillance du tĂ©lĂ©cran. Il pouvait toujours ĂȘtre Ă©coutĂ©, bien sĂ»r, mais tant quâil restait dans cette position, il ne pouvait pas ĂȘtre vu. CâĂ©tait en partie lâagencement inhabituel de la piĂšce qui lui avait suggĂ©rĂ© ce quâil sâapprĂȘtait Ă faire.
Le carnet quâil venait de sortir du tiroir y avait Ă©galement contri-buĂ©. Il Ă©tait remarquablement beau. Ce type de papier, doux et crĂ©meux, un peu jauni par le temps, nâavait plus Ă©tĂ© fabriquĂ© depuis au moins quarante ans. Il se doutait cependant que le carnet Ă©tait beaucoup plus ancien que ça. Il lâavait repĂ©rĂ© dans la vitrine usĂ©e dâun vieux brocanteur dans un quartier sordide de la ville (mais quel quartier exactement, il ne se souvenait plus), et un besoin irrĂ©pressible de le possĂ©der lâavait soudain habitĂ©. Les membres du Parti nâĂ©taient pas censĂ©s se rendre dans les boutiques ordinaires (on appelait ça
« faire marcher la concurrence »), mais la rĂšgle nâĂ©tait pas strictement observĂ©e ; dâautant moins quâun certain nombre de nĂ©cessitĂ©s, comme les lacets ou les lames de rasoir, Ă©taient impossibles Ă se procurer autrement. Il avait jetĂ© un rapide regard autour de lui, sâĂ©tait en-gouffrĂ© dans la boutique, et avait achetĂ© le carnet pour deux dollars cinquante. Ă lâĂ©poque, il ne pensait pas lui trouver une quelconque utilitĂ©. Il lâavait ramenĂ© fĂ©brilement, cachĂ© dans sa sacoche. MĂȘme sans rien dâĂ©crit dedans, câĂ©tait une possession embarrassante.
Il sâapprĂȘtait Ă tenir un journal. Ce nâĂ©tait pas illĂ©gal en soi (plus rien nâĂ©tait illĂ©gal, puisquâil nây avait plus de lois), mais sâil Ă©tait dĂ©couvert, il risquait raisonnablement la peine de mort, ou au moins vingt-cinq ans en camp de travaux forcĂ©s. Winston glissa une pointe dans le porte-plume et la lĂ©cha pour en retirer la graisse. Le porte-plume Ă©tait un outil archaĂŻque, rarement utilisĂ©, mĂȘme pour les 9