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libre, oĂč les humains sont diffĂ©rents les uns des autres etne vivent pas seuls. À un temps oĂč la vĂ©ritĂ© existe, et oĂčce qui est fait ne peut pas ĂȘtre dĂ©fait :Du temps de l’uniformitĂ©, du temps de la solitude, dutemps de Tonton, du temps du doublepense :Salutations !

Il Ă©tait dĂ©jĂ  mort, songea-t-il. Il lui sembla que ce n’était que maintenant, depuis qu’il avait rĂ©ussi Ă  formuler ses pensĂ©es, qu’il avait franchi une Ă©tape dĂ©cisive. Les consĂ©quences de chaque acte sont contenues dans l’acte lui-mĂȘme. Il Ă©crivit : Le crimepense ne menace pas de mort : le crimepense EST la mort.

Maintenant qu’il se considĂ©rait comme un homme mort, il Ă©tait important de rester vivant le plus longtemps possible. Deux doigts de sa main droite Ă©taient tachĂ©s d’encre. C’était exactement ce genre de dĂ©tail qui pouvait vous trahir. Quelque curieux zĂ©lĂ© au ministĂšre (probablement une femme, du genre de la blonde ou de la brune du dĂ©partement des Fictions) commencerait Ă  se demander pourquoi il avait Ă©crit pendant la pause dĂ©jeuner, pourquoi il avait utilisĂ© un porte-plume, qu’est-ce qu’il avait bien pu Ă©crire — et faire un rapport au service appropriĂ©. Il alla dans la salle de bain et gratta consciencieusement l’encre avec le savon marron, si rĂȘche qu’il vous irritait la peau comme du papier de verre, et Ă©tait donc parfait dans cette situation.

Il rangea le journal dans le tiroir. Il Ă©tait inutile de penser Ă  le dissimuler, mais au moins pouvait-il faire en sorte de savoir si son existence avait Ă©tĂ© ou non dĂ©couverte. Un cheveux posĂ© sur la tranche Ă©tait trop Ă©vident. Du bout du doigt, il prit un grain de poussiĂšre blanc et le dĂ©posa sur un coin de la couverture, d’oĂč il Ă©tait sĂ»r qu’il serait Ă©jectĂ© si le carnet Ă©tait dĂ©placĂ©.

28

C h a p i t r e I I I

Winston rĂȘvait de sa mĂšre.

Il devait avoir dix ou onze ans, pensa-t-il, quand sa mĂšre avait disparu. Imposante et majestueuse, cette femme plutĂŽt silencieuse se mouvait lentement et avait de magnifiques cheveux blonds. Ses souvenirs de son pĂšre Ă©taient plus flous : sombre et fin, toujours impeccablement vĂȘtu de noir (Winston se remĂ©morait particuliĂšrement les trĂšs fines semelles de ses chaussures), portant des lunettes. Les deux avaient sĂ»rement Ă©tĂ© happĂ©s par les premiĂšres grandes purges des annĂ©es cinquante.

À prĂ©sent, sa mĂšre Ă©tait assise quelque part en contrebas, avec sa petite sƓur dans les bras. Il ne se souvenait pas du tout de sa petite sƓur, si ce n’est comme d’un frĂȘle bĂ©bĂ©, toujours silencieux, aux larges yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles Ă©taient dans une sorte d’endroit souterrain, comme le fond d’un puits ou une tombe trĂšs profonde, qui, bien que dĂ©jĂ  bien en-dessous de lui, s’enfonçait encore. Elles Ă©taient dans le salon d’un bateau qui coulait, le regardant Ă  travers les eaux s’assombrissant. Il y avait toujours de l’air dans le salon, elles pouvaient toujours le voir, il pouvait toujours les voir, mais elles continuaient Ă  couler dans les eaux verdĂątres qui pouvaient Ă  tout moment les faire disparaĂźtre Ă  jamais. Il Ă©tait lĂ , dans l’air et la lumiĂšre, pendant qu’elles Ă©taient aspirĂ©es vers la mort, et elles Ă©taient lĂ -bas parce que lui Ă©tait lĂ -haut. Il le savait, et elles le savaient, et il pouvait voir sur leur visage qu’elles le savaient. Il n’y avait nul reproche sur leur visage ou dans leur cƓur, seulement la conscience qu’elles devaient mourir pour que lui pĂ»t survivre, et que c’était l’inĂ©vitable ordre des choses.

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Il ne pouvait pas se souvenir de ce qu’il s’était passĂ©, mais il savait que dans son rĂȘve, les vies de sa mĂšre et de sa sƓur avaient Ă©tĂ© sacrifiĂ©es pour la sienne. C’était un de ces rĂȘves qui, bien qu’ayant les caractĂ©ristiques du songe, Ă©taient la continuation d’une dĂ©marche intellectuelle, oĂč l’on prenait conscience de faits et d’idĂ©es qui semblaient toujours nouvelles et valables au rĂ©veil. Ce qui frappait maintenant Winston, c’était que la mort de sa mĂšre, quelques trente ans plus tĂŽt, avait Ă©tĂ© tragique et douloureuse, ce qui n’était plus possible aujourd’hui. La tragĂ©die, rĂ©alisa-t-il, appartenait aux anciens temps, quand il y avait encore de l’intimitĂ©, de l’amour et de l’amitiĂ©, et quand les membres d’une famille se soutenaient par pur instinct. Les souvenirs de sa mĂšre lui torturaient le cƓur, car elle Ă©tait morte en l’aimant, quand lui Ă©tait trop jeune et trop Ă©goĂŻste pour l’aimer en retour, et parce que, mĂȘme s’il ne se rappelait plus comment, elle s’était sacrifiĂ©e pour une conception de la loyautĂ© qui Ă©tait intime et inaltĂ©rable. Cela, constata-t-il, n’était plus possible aujourd’hui.

Aujourd’hui, il y avait la peur, la haine, la souffrance, mais plus la noblesse des Ă©motions, plus les peines profondes et complexes. Il lui semblait voir tout ça dans les grands yeux de sa mĂšre et de sa sƓur, le regardant Ă  travers des centaines de mĂštres d’eau verdĂątre, et s’enfonçant toujours.

Il se trouva soudain sur un court gazon, un soir d’étĂ©, quand les rayons obliques du soleil dorent le sol. Le paysage qui l’entourait apparaissait si souvent dans ses rĂȘves qu’il ne savait plus s’il l’avait vu en vrai ou pas. Au rĂ©veil, il l’appelait la ContrĂ©e DorĂ©e. C’était un ancien pĂąturage, rongĂ© par les lapins, dans lequel sinuait un sentier et oĂč poussaient quelques taupiniĂšres. De l’autre cĂŽtĂ© du champ, par-dessus la haie dĂ©garnie, les branches d’ormes se balançaient lentement dans la brise, leurs feuilles frĂ©missant en ensembles denses comme les cheveux d’une femme. Tout prĂšs, mais hors de vue, il y avait un petit ruisseau oĂč de fins poissons argentĂ©s nageaient sous les saules.

La fille aux cheveux noirs se dirigeait vers lui. Dans ce qui sembla un seul mouvement, elle arracha ses vĂȘtement et les jeta nĂ©gligemment sur le cĂŽtĂ©. Son corps Ă©tait pĂąle et doux, mais il ne lui procurait aucune envie, il le regarda Ă  peine. Ce qui l’obnubilait Ă  cet instant, c’était 30

l’admiration pour le geste avec lequel elle s’était dĂ©barrassĂ©e de ses vĂȘtements. Avec sa grĂące et son insouciance, elle semblait anĂ©antir une civilisation entiĂšre, tout un systĂšme de pensĂ©e, comme si Tonton, le Parti et la Police des PensĂ©es pouvaient ĂȘtre dissouts dans la splendeur d’un simple mouvement de bras. Ce geste aussi appartenait aux anciens temps. Winston se rĂ©veilla avec le mot « Shakespeare »

aux lĂšvres.

Le tĂ©lĂ©cran Ă©mit un sifflement strident qui continua sur la mĂȘme note pendant trente secondes. Il Ă©tait sept heures quinze, l’heure du lever pour les travailleurs des bureaux. Winston arracha son corps du lit — nu : un membre du Parti ExtĂ©rieur ne recevait que trois-mille coupons d’habillement par an, et un pyjama en coĂ»tait dĂ©jĂ  six-cents — et attrapa un dĂ©bardeur et un caleçon sur une chaise. Les Chocs Corporels allaient commencer dans trois minutes.

L’instant d’aprĂšs, il fut pris d’une toux violente, comme quasiment tous les matins au rĂ©veil. Elle lui vida tellement les poumons qu’il ne put reprendre sa respiration qu’aprĂšs s’ĂȘtre allongĂ© et avoir pris de longues inspirations. Ses veines avaient gonflĂ© sous l’effort de la toux, et l’ulcĂšre commençait Ă  le gratter.

« Groupes trente à quarante ! jappa une perçante voix féminine.

Groupes trente Ă  quarante ! À vos places, s’il vous plaĂźt. Trente Ă  quarante ! »

Winston se releva devant le tĂ©lĂ©cran, sur lequel l’image d’une jeune femme, maigre mais musclĂ©e, habillĂ©e d’une tunique et de chaussons de gymnastique, Ă©tait apparue.

« Bras pliĂ©s, bras tendus ! scanda-t-elle. En rythme. Et un, deux, trois, quatre ! Et un, deux, trois, quatre ! Allez, camarades, mettez-y du cƓur ! Et un, deux, trois, quatre ! Et un, deux, trois, quatre !. . . »

La douleur de la toux n’avait pas complĂštement effacĂ© le souvenir du rĂȘve dans l’esprit de Winston, et les mouvements rythmĂ©s de l’exercice semblaient le raviver. Alors qu’il projetait mĂ©caniquement ses bras d’avant en arriĂšre, son visage portant l’expression de plaisir sinistre considĂ©rĂ©e comme convenable pendant les Chocs Corporels, son esprit avait du mal Ă  remonter dans la pĂ©riode trouble de sa petite enfance. C’était extraordinairement difficile. Au-delĂ  de la fin 31

des annĂ©es cinquante, tout s’effaçait. Quand il n’y avait pas d’archives extĂ©rieures auxquelles vous pouviez vous rĂ©fĂ©rer, mĂȘme les contours de votre propre vie s’émoussaient. Vous vous souveniez d’évĂ©nements majeurs qui n’avaient probablement jamais existĂ©, vous vous souveniez de dĂ©tails d’incidents sans pouvoir ressaisir leur atmosphĂšre, et il y avait de longues pĂ©riodes auxquelles vous ne pouviez rien associer. Tout Ă©tait diffĂ©rent Ă  l’époque. MĂȘme le nom des pays, et leurs contours sur les cartes, Ă©taient diffĂ©rents. AĂ©rozone Prime, par exemple, ne s’appelait pas ainsi en ce temps-lĂ  : ça avait Ă©tĂ© Angle-terre ou Grande-Bretagne ; mais Londres, il en Ă©tait presque certain, avait toujours Ă©tĂ© appelĂ©e Londres.

Winston ne pouvait pas se remĂ©morer prĂ©cisĂ©ment une pĂ©riode pendant laquelle son pays n’avait pas Ă©tĂ© en guerre, mais il Ă©tait Ă©vident qu’il y avait eu une assez longue pĂ©riode de paix pendant son enfance, puisqu’un de ses plus anciens souvenirs Ă©tait celui d’un raid aĂ©rien qui avait pris tout le monde par surprise. C’était peut-ĂȘtre Ă  cette Ă©poque que la bombe atomique s’était abattue sur Colchester.

Il ne se souvenait pas du raid en lui-mĂȘme, mais il se souvenait de la main de son pĂšre serrant la sienne tandis que prĂ©cipitamment ils descendaient, descendaient, descendaient, dans un endroit enfoui sous terre, tournant et tournant le long d’un escalier en spirale qui rĂ©sonnait sous ses pieds, et qui extĂ©nua tellement ses jambes qu’il commença Ă  pleurnicher, et ils durent s’arrĂȘter et se reposer. Sa mĂšre, de sa lente façon rĂȘveuse, suivait loin derriĂšre eux. Elle portait sa petite sƓur — ou peut-ĂȘtre Ă©tait-ce une pile de couvertures : il ne se souvenait pas si sa petite sƓur Ă©tait dĂ©jĂ  nĂ©e Ă  ce moment-lĂ .

Finalement, ils Ă©mergĂšrent dans un endroit bruyant et bondĂ©, et il comprit que c’était une station du mĂ©tro.

Il y avait partout des personnes assises sur le sol en pierre, et d’autres personnes, serrĂ©es toutes ensemble, assises sur des lits en mĂ©tal superposĂ©s. Winston, sa mĂšre et son pĂšre trouvĂšrent de la place au sol, et prĂšs d’eux, un vieil homme et une vieille femme Ă©taient assis cĂŽte-Ă -cĂŽte sur un lit. Le vieil homme portait un chic costume sombre et une casquette en tissu noir recouvrait ses cheveux trĂšs blancs. Son visage Ă©tait Ă©carlate et ses yeux bleus Ă©taient emplis de 32

larmes. Il empestait le gin. Il semblait en transpirer par la peau, et on aurait jurĂ© que les larmes qui coulaient de ses yeux Ă©taient du gin pur. Mais bien que soĂ»l, il souffrait Ă©galement d’une peine rĂ©elle et insupportable. De sa maniĂšre enfantine, Winston comprit qu’une chose terrible, qui ne pourrait jamais ĂȘtre ni oubliĂ©e ni pardonnĂ©e, s’était produite. Il lui semblait Ă©galement savoir de quoi il s’agissait.

Quelqu’un que le vieil homme aimait, peut-ĂȘtre une petite-fille, avait Ă©tĂ© tuĂ©e. Toutes les deux minutes, le vieil homme rĂ©pĂ©tait :

« On aurait pas dĂ» leur faire confiance. J’l’ai dit, Mamie, hein ?

V’lĂ  c’qu’on gagne d’leur confiance. J’l’ai toujours dit. On aurait pas dĂ» faire confiance Ă  ces enculĂ©s. »

Mais Ă  quels enculĂ©s ils n’auraient pas dĂ» faire confiance, Winston ne parvenait pas Ă  s’en souvenir.

À peu prĂšs Ă  partir de ce moment-lĂ , la guerre avait Ă©tĂ© littĂ©ralement permanente, mĂȘme si ça n’avait pas Ă©tĂ© strictement la mĂȘme guerre. Pendant plusieurs mois, il y avait eu une guĂ©rilla urbaine confuse dans les rues de Londres, dont il se souvenait vivement en partie. Mais retracer l’histoire de toute la pĂ©riode, dire qui avait af-frontĂ© qui tout du long, aurait Ă©tĂ© impossible, puisque aucune archive Ă©crite, aucun tĂ©moignage oral, ne faisait mention d’aucune autre situation que la prĂ©sente. En ce moment, par exemple, en 1984 (si on Ă©tait en 1984), OcĂ©ania Ă©tait en guerre contre Eurasia, et alliĂ©e avec Estasia. Dans aucun discours public ou privĂ© il n’était admis que les trois puissances eussent pu former des combinaisons diffĂ©rentes de l’actuelle. En rĂ©alitĂ©, comme Winston le savait trĂšs bien, cela ne faisait que quatre ans qu’OcĂ©ania Ă©tait en guerre contre Eurasia et alliĂ©e Ă  Estasia. Mais ce n’était qu’une furtive bribe de connaissance qu’il avait en sa possession parce sa mĂ©moire n’était pas totalement sous contrĂŽle. Officiellement, le changement d’alliance n’avait jamais eu lieu. OcĂ©ania Ă©tait en guerre contre Eurasia, donc OcĂ©ania avait toujours Ă©tĂ© en guerre contre Eurasia. L’ennemi du moment reprĂ©sentait toujours le mal absolu, et par consĂ©quent, tout accord futur ou passĂ© avec lui Ă©tait impossible.

Le plus effrayant, se dit-il pour la dix-milliĂšme fois en tirant douloureusement ses Ă©paules en arriĂšre (les mains sur les hanches, ils 33

faisaient tourner leur bassin, un exercice supposĂ©ment bon pour les muscles du dos) — le plus effrayant, c’était que tout ça pouvait ĂȘtre vrai. Si le Parti pouvait plonger sa main dans le passĂ© et dire que tel ou tel Ă©vĂ©nement n’avait jamais existĂ©, n’était-ce pas plus terrifiant encore que la torture ou la mort ?

Le Parti disait qu’OcĂ©ania n’avait jamais Ă©tĂ© alliĂ©e Ă  Eurasia.

Lui, Winston Smith, savait qu’OcĂ©ania avait Ă©tĂ© alliĂ©e Ă  Eurasia Ă  peine quatre ans plus tĂŽt. Mais oĂč cette connaissance existait-elle ?

Uniquement dans sa propre conscience, qui dans tous les cas serait bientĂŽt annihilĂ©e. Et si tous les autres acceptaient le mensonge que le Parti leur imposait — puisque toutes les archives racontaient la mĂȘme fable — alors le mensonge passait dans l’histoire et devenait la rĂ©alitĂ©. « Qui contrĂŽle le passĂ©, disait le slogan du Parti, contrĂŽle le futur : qui contrĂŽle le prĂ©sent, contrĂŽle le passĂ© ». Et pourtant le passĂ©, malgrĂ© sa nature mallĂ©able, n’avait jamais Ă©tĂ© altĂ©rĂ©. Ce qui Ă©tait vrai maintenant avait Ă©tĂ© et serait Ă©ternellement vrai. C’était vraiment trĂšs simple. Tout ce qui Ă©tait nĂ©cessaire, c’était une sĂ©rie infinie de victoires sur votre propre mĂ©moire. « ContrĂŽle de la rĂ©alitĂ© », l’appelaient-ils : en nouvelangue, doublepense.

« On se repose ! » aboya l’entraĂźneuse, un peu plus chaleureuse-ment.

Are sens

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