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Ă©tait effectivement en train de cheminer dans la salle. C’était un homme rondelet, de taille moyenne, aux cheveux Ă©pars et au faciĂšs de grenouille. À trente-cinq ans il avait dĂ©jĂ  des bourrelets au cou et Ă  la taille, mais ses mouvements Ă©taient vifs et juvĂ©niles. Il donnait l’impression d’ĂȘtre un petit garçon ayant grandi trop vite, si bien que mĂȘme vĂȘtu de la combinaison rĂ©glementaire, il Ă©tait impossible de ne pas l’imaginer habillĂ© du bermuda bleu, de la chemise grise et du foulard rouge des InfiltrĂ©s. En pensant Ă  lui, on visualisait immĂ©diatement des genoux croĂ»tĂ©s et des manches relevĂ©es sur des avant-bras dodus. Il faut dire que Parsons enfilait son bermuda dĂšs qu’une randonnĂ©e collective ou une autre activitĂ© physique lui en donnait le prĂ©texte. Il les salua tous les deux d’un joyeux « Salut salut ! » et s’assit Ă  la table, diffusant une intense odeur de transpiration. Des gouttes de sueur perlaient sur son visage rosĂ©. Ses pouvoirs de sudation Ă©taient exceptionnels. À la Maison Commune, vous saviez s’il avait jouĂ© au tennis de table Ă  la moiteur du manche de la raquette. Syme avait sorti un morceau de papier sur lequel se trouvait une longue liste de mots, et les Ă©tudiait, un stylo entre les doigts.

« Regarde-le faire des heures sup’ pendant le repas ! dit Parsons en donnant un coup de coude Ă  Winston. Quel enthousiasme ! Qu’est-ce que c’est, mon vieux ? Un truc trop intello pour moi, j’ai l’impression.

Smith, mon vieux, si je te cherche, c’est pour la cotise que t’as oubliĂ©e de me donner.

– Quelle cotise ? » demanda Winston, cherchant instinctivement de la monnaie. À peu prĂšs un quart du salaire devait ĂȘtre rĂ©servĂ© pour des cotisations volontaires, qui Ă©taient si nombreuses qu’il Ă©tait difficile de toutes s’en souvenir.

– Pour la Semaine de Haine. Tu sais, la caisse par bĂątiment. Je suis le trĂ©sorier du quartier. On mĂ©nage pas nos efforts, ça va ĂȘtre du grand spectacle. J’te l’dis, ça sera pas ma faute si la RĂ©sidence de la Victoire n’a pas les plus gros drapeaux de toute la rue. Tu m’avais promis deux dollars. »

Winston trouva deux vieux billets sales et les tendit à Parsons, qui les nota dans un petit carnet, dans la belle calligraphie des illettrés.

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« Au fait, mon vieux, dit-il, j’ai appris que ma petite canaille t’avait touchĂ© avec son lance-pierre hier. Je lui ai donnĂ© une bonne correction. Je lui ai mĂȘme dit que je lui confisquerai son lance-pierre s’il recommence.

– Je crois qu’il Ă©tait un peu en colĂšre de ne pas avoir pu aller Ă  l’exĂ©cution, dit Winston.

– Ah oui ? Je veux dire, c’est la bonne mentalitĂ©, hein ? Des petites canailles, tous les deux, mais tellement enthousiastes ! Ils ne pensent qu’aux InfiltrĂ©s, et Ă  la guerre, bien sĂ»r. Tu sais ce que ma fistonne a fait samedi dernier, quand sa troupe est partie en rando vers Berkhamsted ? Elle a pris deux autres filles avec elle et a quittĂ© discrĂštement le groupe pour passer l’aprĂšs-midi Ă  suivre un type bizarre. Elles sont restĂ©es derriĂšre lui pendant deux heures, Ă  travers les bois, et, Ă  Amersham, l’ont livrĂ© aux patrouilles.

– Pourquoi elles ont fait ça ? » demanda Winston, un peu stupĂ©fait.

Parsons continua triomphalement :

– Ma fille s’est assurĂ© que c’était un agent ennemi ou un truc du genre — il a pu ĂȘtre larguĂ© en parachute, par exemple. Mais attends, mon vieux. Tu sais ce qui l’a mise sur la piste ? Elle a vu qu’il portait des chaussures bizarres — elle a dit qu’elle avait jamais vu des chaussures comme ça avant. Donc y avait de fortes chances pour que ce soit un Ă©tranger. Pas mal pour une gosse de sept ans, hein ?

– Qu’est-ce qui est arrivĂ© Ă  l’homme ? demanda Winston.

– Ah ça j’en sais rien. Mais je serais pas surpris si. . . » Parsons fit semblant de mettre en joue avec ses bras, et claqua sa langue en appuyant sur la dĂ©tente.

– Bien, dit Syme distraitement, sans lever les yeux de son papier.

– C’est sĂ»r, on peut pas se permettre de prendre des risques, opina consciencieusement Winston.

– Je veux dire, on est en guerre », dit Parsons.

Comme une confirmation, un coup de trompette rĂ©sonna du tĂ©lĂ©cran au-dessus d’eux. Toutefois, ce n’était pas une proclamation militaire cette fois, mais une simple dĂ©claration du ministĂšre de l’Abondance.

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« Camarades ! cria une enthousiaste voix juvĂ©nile. Votre attention, camarades ! Nous avons de glorieuses nouvelles pour vous. Nous avons gagnĂ© la bataille de la production ! Les bilans complets de production de toutes les catĂ©gories de biens de consommation montrent que le niveau de vie a augmentĂ© de pas moins de vingt pourcents l’annĂ©e passĂ©e. Ce matin, partout en OcĂ©ania, il y a eu d’irrĂ©pressibles manifestations spontanĂ©es quand les travailleurs sont sortis de leurs usines et de leurs bureaux et ont paradĂ© dans les rues, portant des banderoles proclamant leur reconnaissance envers Tonton pour l’heureuse et nouvelle vie dont sa sage direction nous gratifie. Voici quelques-uns des derniers chiffres. Nourriture. . . »

L’expression « heureuse et nouvelle vie » revint plusieurs fois.

Elle Ă©tait Ă  la mode en ce moment au ministĂšre de l’Abondance.

Parsons, captivĂ© par le coup de trompette, Ă©coutait avec une sorte de solennitĂ© bĂ©ante, un ennui Ă©clairĂ©. Il ne pouvait pas comprendre les chiffres, mais il avait conscience qu’ils devaient ĂȘtre source de satisfaction. Il avait sorti une Ă©norme pipe sale qui Ă©tait dĂ©jĂ  Ă  moitiĂ© remplie de tabac carbonisĂ©. Avec le rationnement du tabac Ă  cent grammes par semaine, il Ă©tait rarement possible de remplir une pipe complĂšte. Winston fumait une Cigarette de la Victoire, qu’il tenait avec prĂ©caution Ă  l’horizontale. Les nouvelles rations n’arrivaient que demain et il ne lui restait plus que quatre cigarettes. Pour l’instant, il faisait abstraction du bruit environnant pour se concentrer sur le flot s’échappant du tĂ©lĂ©cran. Apparemment, il y avait mĂȘme eu des manifestations pour remercier Tonton d’avoir augmentĂ© les rations de chocolat Ă  vingt grammes par semaine. Mais hier seulement, songea-t-il, il avait Ă©tĂ© annoncĂ© que les rations seraient rĂ©duites Ă  vingt grammes par semaine. Était-il possible qu’ils avalassent ça, aprĂšs seulement vingt-quatre heures ? Oui, ils l’avalĂšrent. Parsons l’avala facilement, avec la stupiditĂ© d’un animal. La crĂ©ature sans yeux Ă  l’autre table l’avala fanatiquement, passionnĂ©ment, avec le dĂ©sir furieux de traquer, dĂ©noncer et vaporiser quiconque suggĂ©rerait que les rations de la semaine passĂ©e Ă©taient de trente grammes. Syme, Ă©galement — d’une façon plus complexe, impliquant le doublepense

— Syme l’avala. Était-il, alors, le seul en possession d’un souvenir ?

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Les fabuleuses statistiques continuÚrent à se déverser du télécran.

ComparĂ© Ă  l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, il y avait plus de nourriture, plus de vĂȘtements, plus de logements, plus de meubles, plus de casseroles, plus de carburant, plus de bateaux, plus d’hĂ©licoptĂšres, plus de livres, plus de bĂ©bĂ©s — plus de tout, sauf de maladies, de crimes et de fous. AnnĂ©e aprĂšs annĂ©e, minute aprĂšs minute, tout et tout le monde progressait Ă  toute vitesse. Comme Syme l’avait fait plus tĂŽt, Winston avait pris sa cuillĂšre et jouait avec la pĂąle mixture qui dĂ©goulinait sur la table, dessinant des formes avec la longue coulĂ©e. Il mĂ©dita, amer, sur la texture de la vie. En avait-il toujours Ă©tĂ© ainsi ? La nourriture avait-elle toujours eu ce goĂ»t ? Il parcourut la cantine du regard. Une piĂšce au plafond bas, bondĂ©e, aux murs salis par le contact d’innombrables corps ; des tables et des chaises en mĂ©tal cabossĂ©, disposĂ©es si proches qu’assis, les Ă©paules se touchaient ; des cuillĂšres tordues, des plateaux dĂ©foncĂ©s, des tasses blanches grossiĂšres ; toutes les surfaces poisseuses, de la crasse dans tous les interstices ; et un aigre mĂ©lange d’odeurs de mauvais gin, de mauvais cafĂ©, de ragoĂ»t mĂ©tallique et de vĂȘtements sales. Il y avait toujours dans votre estomac et dans votre chair une sorte de rĂ©volte, le sentiment que vous aviez Ă©tĂ© spoliĂ©. Il fallait admettre qu’il n’avait pas de souvenirs d’une situation sensiblement diffĂ©rente. D’aussi loin que remontait sa mĂ©moire, il n’y avait jamais eu assez Ă  manger, il n’y avait jamais eu de chaussettes ou de sous-vĂȘtements sans trous, les meubles avaient toujours Ă©tĂ© cabossĂ©s et branlants, les piĂšces toujours sous-chauffĂ©es, les rames de mĂ©tro toujours bondĂ©es, les maisons tombant toujours en ruine, le pain toujours noir, le thĂ© toujours introuvable, le cafĂ© toujours immonde, les cigarettes toujours rares — jamais rien d’abordable et d’abondant, Ă  part le gin de synthĂšse. Et mĂȘme si, bien sĂ»r, ça empirait Ă  mesure que le corps vieillissait, n’était-ce pas le signe que ce n’était pas l’ordre naturel des choses si votre cƓur se retournait devant l’inconfort, la crasse et le dĂ©nuement, les hivers interminables, les chaussettes collantes, les ascenseurs toujours en panne, l’eau froide, le savon irritant, les cigarettes fragiles, et la nourriture au goĂ»t du diable ? Pourquoi quelqu’un trouverait-il cela intolĂ©rable s’il n’avait pas une sorte de mĂ©moire ancestrale qu’un jour les choses avaient 57

été différentes ?

Il contempla Ă  nouveau la cantine. Presque tout le monde Ă©tait laid, et, mĂȘme habillĂ© autrement que de l’uniforme bleu, serait toujours laid. De l’autre cĂŽtĂ© de la piĂšce, assis seul Ă  une table, un petit homme, ressemblant Ă©trangement Ă  un cloporte, buvait du cafĂ©, ses petits yeux lançant des regards suspicieux de part et d’autre.

Comme il Ă©tait facile de croire, songea Winston, si vous ne regardiez pas autour de vous, que le standard physique Ă©tabli comme idĂ©al par le Parti — des jeunes hommes musculeux et des jeunes filles Ă  la poitrine gĂ©nĂ©reuse, blonds, vigoureux, bronzĂ©s, insouciants —

existait et mĂȘme prĂ©dominait. En rĂ©alitĂ©, Ă  sa connaissance, la majoritĂ© des personnes Ă  AĂ©rozone Prime Ă©taient petites, terreuses et maladives. C’était curieux comme les cloportes prolifĂ©raient dans les ministĂšres : des petits hommes stupides, prĂ©cocement corpulents, aux jambes courtes, aux mouvements saccadĂ©s, au visage boursoufflĂ© et insondable et aux yeux minuscules. C’est le type qui semblait le plus prospĂ©rer sous la domination du Parti.

L’annonce du ministĂšre de l’Abondance se termina sur un autre coup de trompette et fit place Ă  une musique mĂ©tallique. Parsons, parcouru d’un vague enthousiasme suite au bombardement de chiffres, sortit sa pipe de sa bouche.

« Le ministĂšre de l’Abondance a fait du bon boulot cette annĂ©e, hein, dit-il en hochant la tĂȘte d’un air entendu. Au fait, Smith, mon vieux, t’aurais pas des lames de rasoirs que tu pourrais me filer ?

– Pas une, rĂ©pondit Winston. Ça fait six semaines que j’utilise la mĂȘme.

– Ah. . . C’était juste au cas oĂč, mon vieux.

– DĂ©solĂ©, dit Winston. »

Le cancanement de la table voisine, temporairement silencieux pendant la dĂ©claration du MinistĂšre, avait recommencĂ©, plus fort que jamais. Pour une raison ou pour une autre, Winston pensa soudain Ă  Mme Parsons, avec ses cheveux Ă©pars et la crasse dans les rides de son visage. D’ici deux ans, ses enfants l’auraient dĂ©noncĂ©e Ă  la Police des PensĂ©es. Mme Parsons serait vaporisĂ©e. Syme serait vaporisĂ©.

Winston serait vaporisĂ©. O’Brien serait vaporisĂ©. Parsons, quant Ă  58

lui, ne serait jamais vaporisĂ©. La crĂ©ature sans yeux Ă  la voix d’oie ne serait jamais vaporisĂ©e. Les petits cloportes qui arpentaient les couloirs labyrinthiques des ministĂšres — eux non plus ne seraient jamais vaporisĂ©s. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du dĂ©partement des Fictions — elle non plus ne sera jamais vaporisĂ©e. Il lui semblait pouvoir instinctivement savoir qui survivrait et qui pĂ©rirait : mais il ne pouvait pas dire ce qui faisait que vous survivriez.

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