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Peu de temps aprĂšs, ils avaient de nouveau Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. Ils avaient apparemment replongĂ© dans de nouvelles conspirations dĂšs leur libĂ©ration. À leur second procĂšs, ils confessĂšrent Ă  nouveau tous leurs anciens crimes, assortis d’un chapelet de nouveaux. Ils furent exĂ©cutĂ©s, et leur destin fut inscrit dans la mĂ©moire du Parti, comme un avertissement pour la postĂ©ritĂ©. Environ cinq ans plus tard, en 74

1973, Winston dĂ©roulait une liasse de documents qui venait d’arriver du tube pneumatique sur son bureau quand il tomba sur un bout de papier qui avait dĂ» se glisser parmi les autres et ĂȘtre oubliĂ©. En le dĂ©pliant, il comprit son importance. C’était une demie-page arrachĂ©e d’un numĂ©ro du Times datant de dix ans plus tĂŽt — la date Ă©tait indiquĂ©e en haut de la page — et elle contenait une photographie de dĂ©lĂ©guĂ©s Ă  un quelconque congrĂšs du Parti Ă  New York.

Au milieu du groupe, se détachaient Jones, Aaronson et Rutherford.

Il était impossible de les confondre ; de toute façon la légende les mentionnait.

Le fait Ă©tait qu’à leurs deux procĂšs, les trois hommes avaient confessĂ© ĂȘtre sur le sol eurasien Ă  cette date-lĂ . Ils s’étaient envolĂ©s d’une piste secrĂšte au Canada pour une rencontre quelque part en SibĂ©rie, et s’étaient entretenus avec des membres du Haut Commandement d’Eurasia, Ă  qui ils avaient livrĂ© d’importants secrets militaires. La date avait marquĂ© Winston parce que c’était le jour du solstice d’étĂ© ; mais toute l’histoire devait Ă©galement ĂȘtre archivĂ©e Ă  de multiples endroits. Il n’y avait qu’une seule conclusion possible : les confessions Ă©taient un mensonge.

Bien sĂ»r, ce n’était pas une dĂ©couverte. DĂ©jĂ  Ă  cette pĂ©riode, Winston ne pensait pas que les personnes annihilĂ©es pendant les purges eussent rĂ©ellement commis les crimes qu’on leur imputait.

Mais lĂ , c’était une preuve tangible ; un fragment d’un passĂ© aboli, un fossile retrouvĂ© dans la mauvaise strate dĂ©truisant toute une thĂ©orie gĂ©ologique. C’était suffisant pour rĂ©duire le Parti Ă  l’état de particule, si elle avait pu ĂȘtre publiĂ©e et son importance expliquĂ©e.

Il s’était immĂ©diatement mis au travail. DĂšs qu’il avait vu la photographie et ce qu’elle impliquait, il l’avait recouverte d’une autre feuille de papier. Heureusement, quand il l’avait dĂ©roulĂ©e, elle n’avait pas fait face au tĂ©lĂ©cran.

Il posa son bloc-notes sur ses genoux et Ă©loigna sa chaise le plus possible du tĂ©lĂ©cran. Garder votre visage neutre n’était pas difficile, et mĂȘme votre respiration pouvait ĂȘtre contrĂŽlĂ©e en se concentrant : mais vous ne pouviez pas maĂźtriser les battements de votre cƓur, et le tĂ©lĂ©cran Ă©tait suffisamment sensible pour les capter. Il laissa passer 75

ce qui lui sembla dix minutes, angoissĂ© qu’un accident — comme un courant d’air sur son bureau, par exemple — pĂ»t le trahir. Puis, sans la retourner Ă  nouveau, il glissa la photographie dans le trou de mĂ©moire, avec d’autres papiers. Dans quelques minutes, elle serait certainement rĂ©duite en cendres.

Cela avait eu lieu il y a dix ou onze ans. Aujourd’hui, il aurait probablement gardĂ© la photographie. Il Ă©tait curieux que le fait de l’avoir tenue entre ses doigts lui semblait faire une diffĂ©rence encore maintenant, alors que la photographie en elle-mĂȘme, ainsi que les Ă©vĂ©nement qu’elle rapportait, n’étaient plus que des souvenirs. Le joug du Parti sur le passĂ© Ă©tait-il moins fort, se demanda-t-il, parce qu’une preuve qui n’existait plus avait un jour existĂ© ?

Mais aujourd’hui, Ă  supposer qu’elle eĂ»t pu renaĂźtre de ses cendres, la photographie ne serait mĂȘme pas une preuve. DĂ©jĂ , quand il l’avait dĂ©couverte, OcĂ©ania n’était plus en guerre contre Eurasia, et ça avait sĂ»rement Ă©tĂ© auprĂšs d’agents eurasiens que les trois dĂ©funts avaient trahi leur pays. Depuis, il y avait eu d’autres changements — deux, trois, il ne se souvenait plus combien. Il Ă©tait trĂšs probable que les confessions eussent Ă©tĂ© rĂ©Ă©crites Ă  de nombreuses reprises, si bien que les dates et les faits originaux n’avaient plus aucune importance.

Le passĂ© n’était pas seulement modifiĂ©, il changeait continuellement.

Ce qui l’affectait le plus dans ce cauchemar, c’était qu’il n’avait jamais vraiment compris pourquoi toute cette imposture avait lieu.

Les avantages immédiats de la falsification du passé étaient évidents, mais le but ultime restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit : Je comprends COMMENT : je ne comprends pas POURQUOI.

Il se demanda, comme souvent, s’il n’était pas lui-mĂȘme fou. Peut-ĂȘtre que la folie n’était qu’ĂȘtre une minoritĂ© de un. Dans le passĂ©, croire que la Terre tournait autour du Soleil avait Ă©tĂ© un signe de folie : aujourd’hui, c’était croire que le passĂ© Ă©tait inaltĂ©rable. Il pouvait ĂȘtre le seul Ă  y croire, et s’il Ă©tait le seul, alors il Ă©tait fou.

Mais penser qu’il Ă©tait fou ne l’inquiĂ©tait pas particuliĂšrement : le plus terrifiant Ă©tait qu’il pouvait aussi avoir tort.

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Il prit le manuel d’histoire et contempla le portrait de Tonton qui en ornait la couverture. Les yeux hypnotiques plongĂšrent dans les siens. C’était comme si une force impressionnante s’appliquait sur vous — quelque chose qui pĂ©nĂ©trait votre crĂąne, maltraitait votre cerveau, effrayait vos croyances, vous persuadait presque de nier l’évidence de vos sens. Si un jour le Parti annonçait que deux plus deux faisaient cinq, vous devriez le croire. Il Ă©tait inĂ©vitable qu’il le fĂźt tĂŽt ou tard : sa logique le demandait. Sa philosophie niait non seulement le bien-fondĂ© de l’expĂ©rience, mais Ă©galement l’existence mĂȘme d’une rĂ©alitĂ© externe. La pire des hĂ©rĂ©sies, c’était le bon sens.

Et ce qui Ă©tait terrifiant, ce n’était pas qu’ils pouvaient vous tuer parce que vous pensiez autrement, mais qu’ils pouvaient avoir raison.

AprĂšs tout, comment savons-nous que deux plus deux font quatre ?

Ou comment fonctionne la force gravitationnelle ? Ou que le passĂ© est immuable ? Si Ă  la fois le passĂ© et la rĂ©alitĂ© externe n’existent que dans l’esprit, et que l’esprit lui-mĂȘme est manipulable. . . Alors ?

Non ! Il reprit soudain courage. Le visage d’O’Brien, sans raison Ă©vidente, avait flottĂ© dans son esprit. Il savait, plus sĂ»rement que jamais, qu’O’Brien Ă©tait de son cĂŽtĂ©. Il Ă©crivait ce journal pour O’Brien — Ă  O’Brien : c’était comme une longue lettre interminable que personne ne lirait jamais, mais qui s’adressait Ă  une personne en particulier, influençant sa tonalitĂ©.

Le Parti vous demandait de nier l’évidence de vos yeux et de vos oreilles. C’était leur ultime et leur plus essentiel commandement. Il dĂ©sespĂ©ra en songeant Ă  l’énorme pouvoir dĂ©ployĂ© contre lui, l’aisance avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti l’écraserait dans un dĂ©bat, les arguments subtils qu’il ne pourrait pas comprendre, et encore moins contrer. Et pourtant, il avait raison ! Ils avaient tort et il avait raison. La rĂ©alitĂ©, l’évidence et la vĂ©ritĂ© devaient ĂȘtre dĂ©fendues. Les vĂ©ritĂ©s sont vraies, point final ! Le monde existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau mouille, les objets tombent vers le centre de la Terre. Avec le sentiment de s’adresser Ă  O’Brien, et aussi d’énoncer un important axiome, il Ă©crivit : La libertĂ©, c’est de pouvoir dire que deux plus deux 77

font quatre. Tout le reste en découle.

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C h a p i t r e V I I I

De quelque part au fond d’un passage, une odeur de cafĂ© torrĂ©fiĂ©

— de vrai cafĂ©, pas de CafĂ© de la Victoire — montait dans la rue.

Winston s’arrĂȘta inconsciemment. Pendant peut-ĂȘtre deux secondes, il fut de retour dans le monde Ă  moitiĂ© oubliĂ© de son enfance. Puis une porte claqua, semblant couper l’odeur aussi abruptement que si ça avait Ă©tĂ© un son.

Il avait parcouru plusieurs kilomĂštres sur des pavĂ©s, et son ulcĂšre le dĂ©mangeait. C’était la seconde fois en trois semaines qu’il avait manquĂ© une soirĂ©e Ă  la Maison Commune : un acte inconsidĂ©rĂ©, puisque vous pouviez ĂȘtre certain que votre prĂ©sence Ă  la Maison Ă©tait scrupuleusement vĂ©rifiĂ©e. En principe, un membre du Parti n’avait pas de temps libre, et n’était jamais seul, sauf au lit. Il Ă©tait attendu qu’en dehors du travail, des repas ou du sommeil, il participĂąt Ă  toutes sortes d’activitĂ©s collectives : faire quelque chose qui suggĂ©rait un attrait pour la solitude, mĂȘme se promener seul, Ă©tait toujours lĂ©gĂšrement dangereux. Il y avait un mot pour ça en nouvelangue : ĂȘtrintime, dĂ©signant l’individualisme et l’excentricitĂ©. Mais ce soir-lĂ , en sortant du MinistĂšre, la douceur de l’air d’avril l’avait tentĂ©.

Le ciel Ă©tait d’un bleu plus profond qu’il ne l’avait jamais vu cette annĂ©e, et soudain les longues et bruyantes soirĂ©es Ă  la Maison, les jeux ennuyants et Ă©puisants, les discours moralistes, la camaraderie grinçante lubrifiĂ©e au gin lui avaient paru insoutenables. D’un coup de tĂȘte, il s’était dĂ©tournĂ© de l’arrĂȘt de bus et errait dans le labyrinthe londonien, d’abord vers le sud, puis vers l’est, et de nouveau vers le nord, se perdant dans des rues inconnues et ne se souciant guĂšre de la direction qu’il empruntait.

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« S’il y a de l’espoir, avait-il Ă©crit dans son journal, c’est chez les prolos. » Les mots ne cessaient de lui revenir, assertion d’une vĂ©ritĂ© mystique et d’une absurditĂ© palpable. Il Ă©tait quelque part dans les vagues bidonvilles marron au nord et Ă  l’est de ce qui avait Ă©tĂ© un jour la gare de Saint-Pancras. Il arpentait une rue pavĂ©e bordĂ©e de petites maisons Ă  deux Ă©tages dont les portes dĂ©foncĂ©es donnaient directement sur le trottoir et ressemblaient curieusement Ă  des trous de rats. Il y avait des flaques d’eau sale ici et lĂ  entre les pavĂ©s. À

travers des portes sombres et des Ă©troites ruelles adjacentes allaient et venaient des nuĂ©es impressionnantes de passants — des filles en fleur au rouge Ă  lĂšvres criards, des jeunes hommes les poursuivant, des femmes bouffies se dandinant pour vous montrer ce que deviendraient ces filles dans une dizaine d’annĂ©es, et de vieilles crĂ©ature courbĂ©es traĂźnant leurs jambes arquĂ©es, et des enfants en haillons, pieds-nus, jouant dans les flaques et s’enfuyant aux cris furieux de leurs mĂšres.

Un bon quart des fenĂȘtres de la rue Ă©taient brisĂ©es et recouvertes de planches. La plupart des personnes ne prĂȘtĂšrent aucune attention Ă  Winston ; seuls quelques-unes le regardĂšrent avec une sorte de curiositĂ© prudente. Deux femmes monstrueuses, les bras rougeauds croisĂ©s par-dessus leurs tabliers, parlaient sur un perron. Winston surprit quelques bribes de conversation alors qu’il s’approchait.

« “Oui”, que j’lui dis Ă  la bonne femme, “c’est ben gentil”, que j’lui dis. “Mais si z’auriez Ă©tĂ© Ă  ma place, z’auriez fait la mĂȘme chose que moi. C’est facile d’critiquer”, que j’lui dis, “mais z’avez pas mes problĂšmes.”

– Ah ça, rĂ©pondit l’autre, c’est ben vrai, z’avez ben eu raison. »

Les voix stridentes s’interrompirent brusquement. Les femmes l’examinĂšrent dans un silence hostile quand il les dĂ©passa. Ce n’était cependant pas exactement de l’hostilitĂ© ; plutĂŽt une sorte de prudence, un raidissement momentanĂ©, comme au passage d’un animal inconnu.

La combinaison bleue du Parti ne devait pas ĂȘtre une vision habituelle dans une rue comme ça. Il Ă©tait en effet imprudent d’ĂȘtre vu en un tel endroit, Ă  moins d’avoir une tĂąche prĂ©cise Ă  y effectuer. Les patrouilles pouvaient vous arrĂȘter si vous les croisiez. « Je peux voir tes papiers, camarade ? Qu’est-ce que tu fais lĂ  ? À quelle heure tu as quittĂ© le 80

travail ? C’est ton chemin pour rentrer chez toi ? » et ainsi de suite.

Non pas qu’il y ait une rĂšgle contre le fait de rentrer chez soi par un chemin inhabituel : mais c’était assez pour attirer l’attention sur vous si la Police des PensĂ©es l’apprenait.

Soudain, un tumulte gagna toute la rue. Il y eut des cris d’avertissement de tous cĂŽtĂ©s. Les passants se prĂ©cipitĂšrent Ă  travers les portes comme des lapins. Une jeune femme surgit d’une porte devant Winston, saisit un petit enfant jouant dans une flaque, l’enroba dans son tablier et regagna l’intĂ©rieur, dans un seul mouvement. Au mĂȘme instant, un homme au costume noir frippĂ©, qui avait Ă©mergĂ© d’une ruelle, se rua vers Winston, pointant frĂ©nĂ©tiquement le ciel du doigt.

« Bouilloire ! hurla-t-il. FaĂźtes gaffe, chef ! Ça va pĂ©ter ! Vite, au sol ! »

« Bouilloire » Ă©tait le surnom que, pour une raison ou une autre, les prolos avaient donnĂ© aux missiles. Winston se jeta Ă  terre. Les prolos avaient quasiment toujours raison quand ils vous donnaient ce genre d’avertissement. Ils semblaient possĂ©der une sorte d’instinct qui les prĂ©venait quelques secondes en avance qu’un missile approchait, alors mĂȘme que les missiles Ă©taient supposĂ©s voyager plus vite que le son. Winston recouvrit sa tĂȘte de ses avant-bras. Il y eut un rugissement qui sembla dĂ©chausser les pavĂ©s ; une pluie de petits objets s’abattit sur son dos. Quand il se releva, il vit qu’il Ă©tait recouvert des fragments de verre d’une fenĂȘtre proche.

Il reprit sa marche. La bombe avait dĂ©moli un groupe de maisons deux-cents mĂštres plus loin dans la rue. Un panache de fumĂ©e noire s’élevait dans le ciel, et, en-dessous, dans un nuage de poussiĂšres de plĂątre, une foule se formait dĂ©jĂ  autour des ruines. Il y avait un petit tas de plĂątre sur la chaussĂ©e devant lui, et au milieu, il pouvait distinguer une traĂźnĂ©e rouge-vif. Quand il s’en approcha, il s’aperçut que c’était une main humaine, coupĂ©e au poignet. À part le moignon ensanglantĂ©, la main Ă©tait complĂštement blanche et ressemblait Ă  un moulage en plĂątre.

D’un coup de pied, il l’envoya dans le caniveau, et, pour Ă©viter la foule, emprunta une ruelle sur la droite. En trois ou quatre minutes, il fut hors de la zone touchĂ©e par la bombe, et les rues bourdonnaient 81

d’une vie sordide, comme si rien ne s’était produit. Il Ă©tait presque vingt heures, et les dĂ©bits de boisson que les prolos frĂ©quentaient (ils les appelaient les « pubs ») Ă©taient bondĂ©s de clients. Leurs sales portes battantes, qui s’ouvraient et se fermaient continuellement, laissaient Ă©chapper des effluves d’urine, de sciure et de biĂšre aigre.

Dans l’angle de la façade d’une maison proĂ©minente, trois hommes se serraient les uns contre les autres, celui du milieu tenant un journal pliĂ© que les deux autres examinaient par-dessus ses Ă©paules. Avant mĂȘme d’ĂȘtre assez prĂšs pour distinguer leurs expressions, Winston pouvait lire toute la concentration dans leur posture. Ils devaient certainement lire une nouvelle trĂšs importante. Il Ă©tait Ă  quelques pas d’eux quand le groupe se sĂ©para soudainement, et deux des hommes entrĂšrent dans une violente altercation. Ils semblĂšrent mĂȘme un instant prĂȘts Ă  en venir aux mains.

« Tu peux pas putain d’écouter c’que j’te dis ? Y a pas un numĂ©ro qui finit par sept qu’a gagnĂ© en quatorze mois !

Are sens