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Les affaires n’allaient pas ; et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu l’habitude. On a autre chose en tête ; on pense à la caisse plus qu’aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guère à l’amour.

On ne regrette rien tant qu’on ne s’aperçoit pas que ça vous manque.

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« Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés sur l’avenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s’est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas !

« Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu’on traîne dans les rues me tirait des larmes. L’odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur ! Alors je me levais et je m’en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant

; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C’est bête comme tout, ces choses-là, à mon âge

! Que voulez-vous,

monsieur, quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s’aperçoit qu’on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh ! oui, on regrette ! Songez donc que, pendant vingt ans, j’aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c’est bon d’être couché sous les 192

feuilles en aimant quelqu’un ! Et j’y pensais tous les jours, toutes les nuits ! Je rêvais de clairs de lune sur l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.

« Je n’osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien qu’il se moquerait de moi et qu’il me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles ! Et puis, à vrai dire, M.

Beaurain ne me disait plus grand-chose ; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi !

« Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin, vers les neuf heures.

« Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas, le cœur des femmes ! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel qu’il est, mais bien tel qu’il était autrefois ! Ça, je vous le jure, monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je me mis à l’embrasser ; il en fut plus étonné que si j’avais voulu l’assassiner. Il me répétait : « Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui te prend ?... » Je ne 193

l’écoutais pas, moi, je n’écoutais que mon cœur.

Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà !... J’ai dit la vérité, monsieur le maire, toute la vérité. »

Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit, et dit : « Allez en paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles. »

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Une famille

J’allais revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu depuis quinze ans.

Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement, des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie même qui excite l’esprit et le met à l’aise.

Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d’un même amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous comprenions complètement, rien qu’en échangeant un coup d’œil.

Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup 195

une fillette de province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin ? Peut-on comprendre ces choses-là ? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur simple, doux et long entre les bras d’une femme bonne, tendre et fidèle ; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de cette gamine aux cheveux pâles.

Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de tout dès qu’il a saisi la stupide réalité, à moins qu’il ne s’abrutisse au point de ne plus rien comprendre.

Comment allais-je le retrouver ? Toujours vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale ? Un homme peut changer en quinze ans !

Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, 196

s’élança vers moi, les bras ouverts, en criant :

« Georges. » Je l’embrassai, mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait : « Cristi, tu n’as pas maigri. » Il répondit en riant : « Que veux-tu ? La bonne vie ! la bonne table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir, voilà mon existence ! »

Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. L’œil seul n’avait point changé ; mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais : « S’il est vrai que le regard est le reflet de la pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus celle d’autrefois, celle que je connaissais si bien. »

L’œil brillait pourtant, plein de joie et d’amitié

; mais il n’avait plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d’un esprit.

Tout à coup, Simon me dit :

– Tiens, voici mes deux aînés.

Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize ans, vêtu en collégien, 197

s’avancèrent d’un air timide et gauche.

Je murmurai : « C’est à toi ? »

Il répondit en riant : – Mais, oui.

– Combien en as-tu donc ?

– Cinq ! Encore trois restés à la maison !

Il avait répondu cela d’un air fier, content, presque triomphant ; et moi je me sentais saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une cage.

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