― Je suis d’avis, s’écria Jehanne de la Tarme, qu’il vaudrait mieux, pour les manants de Paris, que ce petit magicien-là fût couché sur un fagot que sur une planche.
― Un beau fagot flambant ! ajouta la vieille.
― Cela serait plus prudent, dit Mistricolle.
Depuis quelques moments un jeune prêtre écoutait le raisonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. C’était une figure sévère, un front large, un regard profond. Il écarta silencieusement la foule, examina le petit magicien, et étendit la main sur lui. Il était temps, car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du beau fagot flambant.
― J’adopte cet enfant, dit le prêtre.
Il le prit dans sa soutane et l’emporta. L’assistance le suivit d’un œil effaré. Un moment après, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l’église au cloître.
Quand la première surprise fut passée, Jehanne de la Tarme se pencha à l’oreille de la Gaultière.
― Je vous avais bien dit, ma sœur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier.
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CLAUDE FROLLO
E,CFrollon’étaitpasunpersonnagevulgaire.
Il appartenait à l’une de ces familles moyennes qu’on appelait indifféremment, dans le langage impertinent du siècle dernier, haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hérité des frères Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l’évêque de Paris, et dont les vingt et une maisons avaient été au treizième siècle l’objet de tant de plaidoiries par-devant l’official. Comme possesseur de ce fief, Claude Frollo était un des sept vingt-un seigneurs prétendant censive dans Paris et ses faubourgs ; et l’on a pu voir longtemps son nom inscrit en cette qualité, entre l’hôtel de Tancarville, appartenant à maître François Le Rez, et le collège de Tours, dans le cartulaire déposé à Saint-Martin-des-Champs.
Claude Frollo avait été destiné dès l’enfance par ses parents à l’état ecclésiastique. On lui avait appris à lire dans du latin. Il avait été élevé à baisser les yeux et à parler bas. Tout enfant, son père l’avait cloîtré au collège de Torchi en l’Université. C’est là qu’il avait grandi, sur le missel 154
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et le lexicon.
C’était d’ailleurs un enfant triste, grave, sérieux, qui étudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les récréations, se mêlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c’était que dare alapas et capillos laniare, et n’avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de : « Sixième trouble de l’Université ». Il lui arrivait rarement de railler les pauvres écoliers de Montaigu pour les cappees dont ils tiraient leur nom, ou les boursiers du collège de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout tri-parti de drap pers, bleu et violet, azurini coloris et bruni, comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes.
En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue Saint-Jean de Beauvais. Le premier élève que l’abbé de Saint-Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait toujours collé vis-à-vis de sa chaire à un pilier de l’école Saint-Vendregesile, c’était Claude Frollo, armé de son écritoire de corne, mâchant sa plume, griffonnant sur son genou usé, et, l’hiver, soufflant dans ses doigts. Le premier auditeur que messire Miles d’Isliers, docteur en décret, voyait arriver chaque lundi matin, tout essoufflé, à l’ouverture des portes de l’école du Chef-Saint-Denis, c’était Claude Frollo. Aussi, à seize ans, le jeune clerc eût pu tenir tête, en théologie mystique, à un père de l’église ; en théologie canonique, à un père des conciles ; en théologie scolastique, à un docteur de Sorbonne.
La théologie dépassée, il s’était précipité dans le décret. Du Maître des Sentences, il était tombé aux Capitulaires de Charlemagne. Et successivement il avait dévoré, dans son appétit de science, décrétales sur décrétales, celles de Théodore, évêque d’Hispale, celles de Bouchard, évêque de Worms, celles d’Yves, évêque de Chartres ; puis le décret de Gratien qui succéda aux capitulaires de Charlemagne ; puis le recueil de Grégoire IX ; puis l’épître Super specula d’Honorius III. Il se fit claire, il se fit familière cette vaste et tumultueuse période du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos du moyen âge, période que l’évêque Théodore ouvre en 618 et que ferme en 1227 le pape Grégoire.
Le décret digéré, il se jeta sur la médecine et sur les arts libéraux. Il étudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint expert aux 155
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fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. Jacques d’Es-pars l’eût reçu médecin physicien ; Richard Hellain, médecin chirurgien.
Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts. Il étudia les langues, le latin, le grec, l’hébreu, triple sanctuaire alors bien peu fréquenté. C’était une véritable fièvre d’acquérir et de thé-sauriser en fait de science. A dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé. Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique : savoir.
Ce fut vers cette époque environ que l’été excessif de 1466 fit éclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille créatures dans la vicomté de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, « maître Arnoul, as-trologien du roi, qui était fort homme de bien, sage et plaisant ». Le bruit se répandit dans l’Université que la rue Tirechappe était en particulier dévastée par la maladie. C’est là que résidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. Le jeune écolier courut fort alarmé à la maison paternelle. Quand il y entra, son père et sa mère étaient morts de la veille.
Un tout jeune frère qu’il avait au maillot, vivait encore et criait abandonné dans son berceau. C’était tout ce qui restait à Claude de sa famille.
Le jeune homme prit l’enfant sous son bras, et sortit pensif. Jusque-là il n’avait vécu que dans la science, il commençait à vivre dans la vie.
Cette catastrophe fut une crise dans l’existence de Claude. Orphelin, aîné, chef de famille à dix-neuf ans, il se sentit rudement rappelé des rêveries de l’école aux réalités de ce monde. Alors, ému de pitié, il se prit de passion et de dévouement pour cet enfant, son frère ; chose étrange et douce qu’une affection humaine, à lui qui n’avait encore aimé que des livres.
Cette affection se développa à un point singulier. Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. Séparé depuis l’enfance de ses parents, qu’il avait à peine connus, cloîtré et comme muré dans ses livres, avide avant tout d’étudier et d’apprendre, exclusivement attentif jusqu’alors à son intelligence qui se dilatait dans la science, à son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre écolier n’avait pas encore eu le temps de sentir la place de son cœur. Ce jeune frère, sans mère ni père, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau. Il s’aperçut qu’il y avait autre chose dans le monde que les spéculations de la Sorbonne et les vers d’Homerus ; que l’homme 156
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avait besoin d’affections ; que la vie sans tendresse et sans amour n’était qu’un rouage sec, criard et déchirant. Seulement il se figura, car il était dans l’âge où les illusions ne sont encore remplacées que par des illusions, que les affections de sang et de famille étaient les seules nécessaires, et qu’un petit frère à aimer suffisait pour remplir toute une existence.
Il se jeta donc dans l’amour de son petit Jehan avec la passion d’un caractère déjà profond, ardent, concentré. Cette pauvre frêle créature, jolie, blonde, rose et frisée, cet orphelin sans autre appui qu’un orphelin, le remuait jusqu’au fond des entrailles ; et, grave penseur qu’il était, il se mit à réfléchir sur Jehan avec une miséricorde infinie. Il en prit souci et soin comme de quelque chose de très fragile et de très recommandé. Il fut à l’enfant plus qu’un frère, il lui devint une mère.
Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu’il tétait encore. Claude le mit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en héritage de son père le fief du Moulin, qui relevait de la tour carrée de Gentilly. C’était un moulin sur une colline, près du château de Winchestre (Bicêtre). Il y avait la meunière qui nourrissait un bel enfant ; ce n’était pas loin de l’Université. Claude lui porta lui-même son petit Jehan.
Dès lors, se sentant un fardeau à traîner, il prit la vie très au sérieux. La pensée de son petit frère devint non seulement la récréation, mais encore le but de ses études. Il résolut de se consacrer tout entier à un avenir dont il répondait devant Dieu, et de n’avoir jamais d’autre épouse, d’autre enfant que le bonheur et la fortune de son frère. Il se rattacha donc plus que jamais à sa vocation cléricale. Son mérite, sa science, sa qualité de vassal immédiat de l’évêque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l’église. A vingt ans, par dispense spéciale du saint-siége, il était prêtre, et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame, l’autel qu’on appelle, à cause de la messe tardive qui s’y dit, altare pigrorum.