– Au cachot. Il faut mettre les fous avec les fous. »
Les quatre soldats s’emparèrent de Dantès qui tomba dans une espèce d’atonie et les suivit sans résistance.
On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte d’un cachot dans lequel il entra en murmurant :
« Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous. »
La porte se referma, et Dantès alla devant lui, les mains étendues jusqu’à ce qu’il sentît le mur ; alors il s’assit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s’habituant peu à peu à l’obscurité, commençaient à distinguer les objets.
Le geôlier avait raison, il s’en fallait de bien peu que Dantès ne fût fou.
193
9
Le soir des fiançailles
Villefort, comme nous l’avons dit, avait repris le chemin de la place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison de Mme de Saint-Méran, il trouva les convives qu’il avait laissés à table passés au salon en prenant le café..
Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée par tout le reste de la société. Aussi futil accueilli par une exclamation générale :
« Eh bien, trancheur de têtes, soutien de l’État, Brutus royaliste ! s’écria l’un, qu’y a-t-il ?
voyons !
– Eh bien, sommes-nous menacés d’un nouveau régime de la Terreur ? demanda l’autre.
– L’ogre de Corse serait-il sorti de sa caverne ? demanda un troisième.
194
– Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa future belle-mère, je viens vous prier de m’excuser si je suis forcé de vous quitter ainsi... Monsieur le marquis, pourrais-je avoir l’honneur de vous dire deux mots en particulier ?
– Ah ! mais c’est donc réellement grave ?
demanda la marquise, en remarquant le nuage qui obscurcissait le front de Villefort.
– Si grave que je suis forcé de prendre congé de vous pour quelques jours ; ainsi, continua-t-il en se tournant vers Renée, voyez s’il faut que la chose soit grave.
– Vous partez, monsieur ? s’écria Renée, incapable de cacher l’émotion que lui causait cette nouvelle inattendue.
– Hélas ! oui, mademoiselle, répondit Villefort : il le faut.
– Et où allez-vous donc ? demanda la marquise.
– C’est le secret de la justice, madame ; cependant si quelqu’un d’ici a des commissions 195
pour Paris, j’ai un de mes amis qui partira ce soir et qui s’en chargera avec plaisir. »
Tout le monde se regarda.
« Vous m’avez demandé un moment d’entretien ? dit le marquis.
– Oui, passons dans votre cabinet, s’il vous plaît. »
Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec lui.
« Eh bien, demanda celui-ci en arrivant dans son cabinet, que se passe-t-il donc ? parlez.
– Des choses que je crois de la plus haute gravité, et qui nécessitent mon départ à l’instant même pour Paris. Maintenant, marquis, excusez l’indiscrète brutalité de la question, avez-vous des rentes sur l’État ?
– Toute ma fortune est en inscriptions ; six à sept cent mille francs à peu près.
– Eh bien, vendez, marquis, vendez, ou vous êtes ruiné.
– Mais, comment voulez-vous que je vende 196
d’ici ?
– Vous avez un agent de change, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Donnez-moi une lettre pour lui, et qu’il vende sans perdre une minute, sans perdre une seconde ; peut-être même arriverai-je trop tard.
– Diable ! dit le marquis, ne perdons pas de temps. »
Et il se mit à table et écrivit une lettre à son agent de change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre à tout prix.