Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion. Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce moment-là ! Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les chevaux.
Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l’amener jusqu’au puits.
Lentement, le vieux cheval tirait, traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu’il devait donner des secousses, au risque de l’écorcher ; et, harassé, il branlait la tête, en écoutant le long frôlement de cette masse attendue chez l’équarrisseur. À l’accrochage, quand on l’eut dételé, il suivit de son œil morne les préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d’abord doucement, puis tout de suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa 812
mémoire vacillante de bête se souvenait peut-être des choses de la terre. Mais c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait ; et il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie.
Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix :
– Encore un homme, ça descend si ça veut !
Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait :
– À mort, les Borains ! pas d’étrangers chez nous ! à mort ! à mort !
Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât.
Il s’était approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue ; et il lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant l’effet de 813
ses paroles. À quoi bon risquer un massacre inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des mineurs ? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement :
– Au large ! ne me forcez pas à faire mon devoir.
Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que monsieur Hennebeau était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s’il abattrait son charbon lui-même. Mais c’était un faux bruit, il n’y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la recette : le maître-porion se tenait en arrière, décontenancé depuis son aventure avec la Pierronne ; tandis que l’ingénieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huées s’élevèrent, ils disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il était justement de 814
service, il n’avait pas quitté sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu à peu dans une idée fixe, dont le clou d’acier semblait luire au fond de ses yeux pâles.
– Au large ! répéta très haut le capitaine. Je n’ai rien à entendre, j’ai l’ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer.
Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pâlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever à midi ; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-là, il venait d’envoyer à Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort.
Des vociférations lui avaient répondu.
– À mort les étrangers ! à mort les Borains !...
Nous voulons être les maîtres chez nous !
Étienne recula, désolé. C’était la fin, il n’y avait plus qu’à se battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu’à la petite troupe. Ils étaient près de quatre cents, les 815
corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats :
– Allez-vous-en ! nous n’avons rien contre vous, allez-vous-en !
– Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires.
Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente :
– Est-ce qu’il faudra vous manger pour passer ? On vous prie de foutre le camp !
Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s’était fourrée au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu :
– En voilà des andouilles de lignards !
Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l’air hébété par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu’elle ne souffrait pas trop déjà ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissât pas de repos ? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colères de la grève, elle 816
pensait que, lorsqu’on a sa part de gifles, il est inutile d’en chercher davantage ; et, à cette heure, son cœur se gonflait d’un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu’Étienne racontait autrefois à la veillée, elle tâchait d’entendre ce qu’il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu’ils étaient du peuple eux aussi, qu’ils devaient être avec le peuple, contre les exploiteurs de la misère.
Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop, que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.
– Ah ! nom de Dieu, j’en suis ! balbutiait-elle, l’haleine coupée. Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la cave !
Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire, vomissant l’injure.
– Tas de canailles ! tas de crapules ! ça lèche les bottes de ses supérieurs, ça n’a de courage que contre le pauvre monde !
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Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées d’insultes. Quelques-uns criaient encore : « Vivent les soldats ! au puits l’officier ! » Mais bientôt il n’y eut plus qu’une clameur : « À bas les pantalons rouges ! » Ces hommes qui avaient écouté, impassibles, d’un visage immobile et muet, les appels à la fraternité, les tentatives amicales d’embauchage, gardaient la même raideur passive, sous cette grêle de gros mots. Derrière eux, le capitaine avait tiré son épée ; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de les écraser contre le mur, il leur commanda de croiser la baïonnette.
Ils obéirent, une double rangée de pointes d’acier s’abattit devant les poitrines des grévistes.
– Ah ! les jean-foutre ! hurla la Brûlé, en reculant.
Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort. Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient :
– Tuez-nous, tuez-nous donc ! Nous voulons nos droits.
Levaque, au risque de se couper, avait saisi à 818