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– Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira...

Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s’ils viennent.

Malgré son inquiétude, il ne put s’empêcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul réclamait un homme, pour être embrassé ; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à cause de la besogne.

Mais Étienne s’étonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine ; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s’écria :

– Tiens ! c’est déjà vous !

Souvarine, qui avait travaillé la nuit au 455

Voreux, les machineurs n’étant pas en grève, venait simplement par curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gêné depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire débonnaire.

– Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses dents :

– Ça ne m’étonne pas, je ne l’attends plus.

– Comment ?

Alors, il se décida, il regarda l’autre en face, et d’un air brave :

– C’est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux que je te le dise ; et, dans cette lettre, je l’ai supplié de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mêmes, sans nous adresser aux étrangers.

Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les yeux du camarade, répétait en bégayant :

– Tu as fait ça ! tu as fait ça !

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– J’ai fait ça, parfaitement ! Et tu sais pourtant si j’ai confiance en Pluchart ! C’est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi ! La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous ! Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. J’ai travaillé au fond pendant vingt ans, j’y ai sué tellement de misère et de fatigue, que je me suis juré d’obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore ; et, je le sens bien, vous n’obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l’ouvrier encore plus misérable... Quand il sera forcé par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu’on fait rentrer à la niche...

Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu !

Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d’homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n’était pas stupide de croire qu’on pouvait d’un coup changer le monde, mettre les ouvriers à la place 457

des patrons, partager l’argent comme on partage une pomme ? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se réalisât peut-être. Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles ! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c’était de marcher droit, d’exiger les réformes possibles, d’améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s’il s’en occupait, d’amener la Compagnie à des conditions meilleures ; au lieu que, va te faire fiche ! on y crèverait tous, en s’obstinant.

Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par l’indignation. Puis, il cria :

– Nom de Dieu ! tu n’as donc pas de sang dans les veines ?

Un instant, il l’aurait giflé ; et, pour résister à la tentation, il se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s’ouvrait un passage.

– Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n’a pas besoin d’entendre.

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Après être allé lui-même la fermer, il s’assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette, il regardait les deux autres de son œil doux et fin, les lèvres pincées d’un mince sourire.

– Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j’ai cru d’abord que tu avais du bon sens. C’était très bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de chez eux, d’user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l’ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gâchis !

À chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le secouait, en lui criant ses réponses dans la face.

– Mais, tonnerre de Dieu ! je veux bien être calme. Oui, je leur ai imposé une discipline ! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger !

Seulement, il ne faut pas qu’on se foute de nous, à la fin !... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures où je sens ma tête qui déménage.

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C’était, de son côté, une confession. Il se raillait de ses illusions de néophyte, de son rêve religieux d’une cité où la justice allait régner bientôt, entre les hommes devenus frères. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l’on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu’à la fin du monde, comme des loups. Non !

il fallait s’en mêler, autrement l’injustice serait éternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bêtise d’avoir dit autrefois qu’on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié.

Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système. Pourtant, il l’expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les théories traversées et successivement abandonnées. Au sommet, restait debout l’idée de Karl Marx : le capital était le résultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir cette richesse volée. Dans la pratique, il s’était d’abord, avec Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit mutuel, d’une vaste banque d’échange, qui supprimait les 460

intermédiaires ; puis, les sociétés coopératives de Lassalle, dotées par l’État, transformant peu à peu la terre en une seule ville industrielle, l’avaient passionné, jusqu’au jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du contrôle ; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce nouveau rêve, empêché encore par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n’osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était simplement à dire qu’il s’agissait de s’emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.

– Mais qu’est-ce qu’il te prend ? pourquoi passes-tu aux bourgeois ? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-même, tu le disais : il faut que ça pète !

Rasseneur rougit légèrement.

– Oui, je l’ai dit. Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas plus lâche qu’un autre... Seulement, je refuse d’être avec ceux qui augmentent le gâchis, 461

pour y pêcher une position.

À son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne crièrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité.

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