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Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé le premier, débauchant les camarades, les convainquant qu’il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. Bientôt, les quatre cents ouvriers du fond avaient débordé de la baraque dans la salle de recette, au milieu d’un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras ; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les épaules à cause du grand froid, barraient le puits ; et les porions s’étaient enroués 570

à vouloir mettre de l’ordre, à les supplier d’être raisonnables, de ne pas empêcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volonté.

Mais Chaval s’emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en veste, la tête serrée dans le béguin bleu. Il lui avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée. Elle, désespérée de cet arrêt du travail, l’avait suivi tout de même, car il ne lui donnait jamais d’argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui ; et qu’allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien ? Une peur l’obsédait, la peur d’une maison publique de Marchiennes, où finissaient les herscheuses sans pain et sans gîte.

– Nom de Dieu ! cria Chaval, qu’est-ce que tu viens foutre ici ?

Elle bégaya qu’elle n’avait pas des rentes et qu’elle voulait travailler.

– Alors, tu te mets contre moi, garce !...

Rentre tout de suite, ou je te raccompagne à coups de sabot dans le derrière !

Peureusement, elle recula, mais elle ne partit 571

point, résolue à voir comment tourneraient les choses.

Deneulin arrivait par l’escalier du criblage.

Malgré la faible clarté des lanternes, d’un vif regard il embrassa la scène, cette cohue noyée d’ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu’aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arrêtée attendait : la machine, sous pression, avait de légers sifflements de vapeur ; les cages demeuraient pendues aux câbles immobiles ; les berlines, abandonnées en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre à peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait.

– Eh bien ! que se passe-t-il donc, mes enfants ? demanda-t-il à pleine voix. Qu’est-ce qui vous fâche ? Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre.

D’ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail.

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Autoritaire, l’allure brusque, il tâchait d’abord de les conquérir par une bonhomie qui avait des éclats de clairon ; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l’homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, dès qu’un accident épouvantait la fosse. Deux fois, après des coups de grisou, on l’avait descendu, lié par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient.

– Voyons, reprit-il, vous n’allez pas me faire repentir d’avoir répondu de vous. Vous savez que j’ai refusé un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous écoute.

Tous se taisaient maintenant, gênés, s’écartant de lui ; et ce fut Chaval qui finit par dire :

– Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline.

Il parut surpris.

– Comment ! cinq centimes ! À propos de quoi cette demande ? Moi, je ne me plains pas de 573

vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie de Montsou.

– C’est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de même dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu’il n’y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n’est-ce pas, vous autres ?

Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit.

Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d’homme amoureux des gouvernements forts se serrait, de peur de céder à la tentation d’en saisir un par la peau du cou. Il préféra discuter, parler raison.

– Vous voulez cinq centimes, et j’accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu’il faut que je vive, moi d’abord, pour que vous viviez.

Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix 574

de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la dernière grève, j’ai cédé, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n’en a pas moins été ruineuse, car voici deux années que je me débats... Aujourd’hui, j’aimerais mieux lâcher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de l’argent pour vous payer.

Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur contait si franchement ses affaires.

Les autres baissaient le nez, têtus, incrédules, refusant de s’entrer dans le crâne qu’un chef ne gagnât pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s’il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C’était une concurrence sauvage, qui le forçait aux économies, d’autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l’extraction, condition défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des couches de houille. Jamais il n’aurait haussé les salaires, à la suite de la dernière grève, sans la 575

nécessité où il s’était trouvé d’imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lâcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat pour eux, s’ils l’obligeaient à vendre, de passer sous le joug terrible de la Régie ! Lui, ne trônait pas au loin, dans un tabernacle ignoré ; il n’était pas un de ces actionnaires qui paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-là n’a jamais vus ; il était un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L’arrêt du travail allait être la mort, tout bonnement, car il n’avait pas de stock, et il fallait pourtant qu’il expédiât les commandes. D’autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir.

Comment tiendrait-il ses engagements ? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées ses amis ? Ce serait la faillite.

– Et voilà, mes braves ! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas à un homme de s’égorger lui-même, n’est-ce pas ?

et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grève, c’est comme si je me coupais le cou.

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Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournèrent près du puits.

– Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler ?

Catherine s’était avancée une des premières.

Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant :

– Nous sommes tous d’accord, il n’y a que les jean-foutre qui lâchent les camarades !

Dès lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs. Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul, de réduire violemment cette foule ; mais c’était une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit à un surveillant d’aller lui chercher Chaval ; puis, quand ce dernier eut consenti à l’entretien, il congédia le monde du geste.

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– Laissez-nous.

L’idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s’étonner qu’un ouvrier de son mérite compromît de la sorte son avenir. À l’entendre, il avait depuis longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide ; et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus tard. Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s’opérait au fond de son crâne : s’il s’entêtait dans la grève, il n’y serait jamais que le lieutenant d’Étienne, tandis qu’une autre ambition s’ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. Du reste, la bande de grévistes, qu’il attendait depuis le matin, ne viendrait plus à cette heure ; quelque obstacle avait dû l’arrêter, des gendarmes peut-être : il n’était que temps de se soumettre. Mais il n’en refusait pas moins de la tête, il faisait l’homme incorruptible, à grandes tapes indignées sur son cœur. Enfin, sans parler au patron du 578

rendez-vous donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les décider à descendre.

Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l’écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s’en allèrent, exaspérés, s’obstinant dans la résolution qu’il leur avait fait prendre. Il était déjà plus de sept heures, le jour se levait, très clair, un jour gai de grande gelée.

Et, tout d’un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce fut d’abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et enroulant les câbles des bobines.

Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s’emplissaient, s’engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs ; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre.

– Nom de Dieu ! qu’est-ce que tu fous là ? cria 579

Chaval à Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flâner !

Are sens