couteau ainsi que des sangliers, une maîtresse à lui, la seule femme qu’il eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux une dernière fois.
– Non ! non ! murmura Étienne, avec un grand geste qui écartait ces abominables visions, nous n’en sommes pas encore là, chez nous.
L’assassinat, l’incendie, jamais ! C’est monstrueux, c’est injuste, tous les camarades se lèveraient pour étrangler le coupable !
Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rêve sombre de cette extermination du monde, fauché comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples ? Il exigeait une réponse.
– Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir où nous allons, nous autres.
Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyé et perdu :
– Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction 468
pure et entravent la marche de la révolution.
Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu’il y avait du bon dans ces idées, dont l’effrayante simplicité l’attirait.
Seulement, ce serait donner la partie trop belle à Rasseneur, si l’on en contait de pareilles aux camarades. Il s’agissait d’être pratique.
La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptèrent, ils passèrent dans la salle du cabaret, qu’une cloison mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu’ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir ; et, comme l’autre le retenait :
– À quoi bon ? pour vous entendre dire des bêtises inutiles !... J’en ai assez vu. Bonsoir !
Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres.
L’inquiétude d’Étienne croissait. Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les délégués commencèrent à paraître, et il dut les recevoir, 469
car il désirait veiller aux entrées, de peur que la Compagnie n’envoyât ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d’invitation, dévisageait les gens ; beaucoup, d’ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu’il les connût, pour qu’on leur ouvrît la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme goguenard acheva de l’énerver, d’autant plus que des farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d’autres encore : ceux-là se fichaient de la grève, trouvaient drôle de ne rien faire ; et, attablés, dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d’embêtement.
Un nouveau quart d’heure s’écoula. On s’impatientait dans la salle. Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de résolution. Et il se décidait à entrer, quand la veuve Désir, qui allongeait la tête au-dehors, s’écria :
– Mais le voilà, votre monsieur !
C’était Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, 470
traîné par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince, bellâtre, la tête carrée et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l’endimanchement d’un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n’avait plus donné un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succès de tribune ; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mangés par le fer.
Très actif, il servait son ambition, en battant la province sans relâche, pour le placement de ses idées.
– Ah ! ne m’en veuillez pas ! dit-il, devançant les questions et les reproches. Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay.
Aujourd’hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j’ai pu prendre une voiture. Je suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de même.
Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu’il se ravisa.
– Sapristi ! et les cartes que j’oublie ! Nous serions propres !
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Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu’il emporta sous son bras.
Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consterné, n’osait lui tendre la main. L’autre la lui serrait déjà, et il dit à peine un mot rapide de la lettre : quelle drôle d’idée ! Pourquoi ne pas faire cette réunion ? On devait toujours faire une réunion, quand on le pouvait. La veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile ! il parlait sans boire. Seulement, il était pressé, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu’à Joiselle, où il voulait s’entendre avec Legoujeux. Tous alors entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermée à clef, pour être chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crié à Mouquet qu’ils allaient peut-être bien foutre un enfant à eux tous, là-dedans.
Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes, dans l’air enfermé de la salle, où les 472
odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les têtes se tournèrent, pendant que les nouveaux venus s’asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise.
Mais, immédiatement, sur la proposition d’Étienne, on constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main.
Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et Étienne lui-même. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s’installait ; et l’on chercha un instant le président disparu derrière la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu’il n’avait pas lâchée. Quand il reparut, il tapa légèrement du poing pour réclamer l’attention ; ensuite, il commença d’une voix enrouée :
– Citoyens...
Une petite porte s’ouvrit, il dut s’interrompre.
C’était la veuve Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau.
– Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle.
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Lorsqu’on parle, on a soif.
Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer.
Il se dit très touché du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s’excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade.
Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait.