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À neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prêtes, très élégantes malgré leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les hommes en étaient ? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air maternel qu’on l’avait effrayée, que les chemins étaient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu’elle préférait emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait : rien d’inquiétant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille.

Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s’égayaient de cette journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frémissement qui s’enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s’ils avaient collé 580

l’oreille contre la terre.

– Eh bien ! c’est convenu, répéta madame Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez avec nous... Madame Grégoire m’a également promis de venir reprendre Cécile.

– Comptez sur moi, répondit Deneulin.

La calèche partit du côté de Vandame. Jeanne et Lucie s’étaient penchées, pour rire encore à leur père, resté debout au bord du chemin ; tandis que Négrel trottait galamment, derrière les roues qui fuyaient.

On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda à madame Hennebeau si elle connaissait la Côte-Verte ; et celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà dans le pays, avoua qu’elle n’était jamais allée de ce côté. Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la lisière du bois, était une lande inculte, d’une stérilité volcanique, sous laquelle, depuis des siècles, brûlait une mine de houille incendiée.

Cela se perdait dans la légende, des mineurs du 581

pays racontaient une histoire : le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, où les herscheuses se souillaient d’abominations ; si bien qu’elles n’avaient pas même eu le temps de remonter, et qu’aujourd’hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinées, rouge sombre, se couvraient d’une efflorescence d’alun, comme d’une lèpre.

Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un œil à ces trous juraient y voir des flammes, les âmes criminelles en train de grésiller dans la braise intérieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l’ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu’un miracle d’éternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la Côte-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hêtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs où mûrissaient jusqu’à trois récoltes.

C’était une serre naturelle, chauffée par l’incendie des couches profondes. Jamais la neige n’y séjournait. L’énorme bouquet de verdure, à 582

côté des arbres dépouillés de la forêt, s’épanouissait dans cette journée de décembre, sans que la gelée en eût même roussi les bords.

Bientôt, la calèche fila en plaine. Négrel plaisantait la légende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d’une mine, par la fermentation des poussières du charbon ; quand on ne pouvait s’en rendre maître, il brûlait sans fin ; et il citait une fosse de Belgique qu’on avait inondée, en détournant et en jetant dans le puits une rivière. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les forçait à se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins ? Ces demoiselles s’effrayaient, Négrel commençait à flairer quelque bagarre, dans la campagne frémissante ; et ce fut un soulagement lorsqu’on arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des hauts fourneaux lâchaient 583

des fumées, dont la suie éternelle pleuvait dans l’air.

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II

À Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà, poussant les berlines jusqu’au relais ; et elle était trempée d’un tel flot de sueur, qu’elle s’arrêta un instant pour s’essuyer la face.

Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s’étonna, lorsqu’il n’entendit plus le grondement des roues.

Les lampes brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir.

– Quoi donc ? cria-t-il.

Quand elle lui eut répondu qu’elle allait fondre bien sûr, et qu’elle se sentait le cœur qui se décrochait, il répliqua furieusement :

– Bête, fais comme nous, ôte ta chemise !

C’était à sept cent huit mètres, au nord, dans la première voie de la veine Désirée, que trois kilomètres séparaient de l’accrochage. Lorsqu’ils 585

parlaient de cette région de la fosse, les mineurs du pays pâlissaient et baissaient la voix, comme s’ils avaient parlé de l’enfer ; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tête, en hommes qui préféraient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. À mesure que les galeries s’enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l’incendie intérieur, qui, là-haut, calcinait les roches. Les tailles, au point où l’on en était arrivé, avaient une température moyenne de quarante-cinq degrés. On s’y trouvait en pleine cité maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables.

Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis ôta également sa culotte ; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrée aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit à rouler.

– Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute.

Dans son étouffement, il y avait une vague 586

peur. Depuis cinq jours qu’ils travaillaient là, elle songeait aux contes dont on avait bercé son enfance, à ces herscheuses du temps jadis qui brûlaient sous le Tartaret, en punition de choses qu’on n’osait pas répéter. Sans doute, elle était trop grande maintenant pour croire de pareilles bêtises ; mais, pourtant, qu’aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme une poêle, avec des yeux pareils à des tisons ? Cette idée redoublait ses sueurs.

Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait à quatre-vingts mètres plus loin, jusqu’au pied du plan incliné, pour que le receveur l’expédiât avec celles qui descendaient des voies d’en haut.

– Fichtre ! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m’embêtent avec leurs saletés.

– Ah ! bien ! répliqua la jeune fille, je m’en moque, des hommes ! je souffre trop.

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Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis était que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On côtoyait d’anciens travaux, une galerie abandonnée de Gaston-Marie, très profonde, où un coup de grisou, dix ans plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait toujours, derrière le « corroi », le mur d’argile bâti là et réparé continuellement, afin de limiter le désastre. Privé d’air, le feu aurait dû s’éteindre ; mais sans doute des courants inconnus l’avivaient, il s’entretenait depuis dix années, il chauffait l’argile du corroi comme on chauffe les briques d’un four, au point qu’on en recevait au passage la cuisson. Et c’était le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent mètres, que se faisait le roulage, dans une température de soixante degrés.

Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau. Heureusement, la voie était large et commode, dans cette veine Désirée, une des plus épaisses de la région. La couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient préféré le travail à col 588

tordu, et un peu de fraîcheur.

– Ah ! çà, est-ce que tu dors ? reprit violemment Chaval, dès qu’il cessa d’entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m’a fichu une rosse de cette espèce ? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler !

Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle ; et un malaise l’envahissait, pendant qu’elle les regardait tous d’un air imbécile, sans obéir.

Elles les voyait mal, à la lueur rougeâtre des lampes, entièrement nus comme des bêtes, si noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que leur nudité ne la gênait pas. C’était une besogne obscure, des échines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s’épuisant au milieu de coups sourds et de gémissements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s’arrêtèrent de taper, et ils la plaisantèrent d’avoir ôté sa culotte.

– Eh ! tu vas t’enrhumer, méfie-toi !

– C’est qu’elle a de vraies jambes ! Dis donc, Chaval, y en a pour deux !

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– Oh ! faudrait voir. Relève ça. Plus haut !

plus haut !

Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur elle.

– Ça y est-il, nom de Dieu !... Ah ! pour les saletés, elle est bonne. Elle resterait là, à en entendre jusqu’à demain.

Péniblement, Catherine s’était décidée à emplir sa berline ; puis, elle la poussa. La galerie était trop large pour qu’elle pût s’arc-bouter aux deux côtés des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, où ils cherchaient un point d’appui, pendant qu’elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassée. Et, dès qu’elle longeait le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitôt de tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie d’orage. À

peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée, souillée elle aussi d’une boue noire. Sa chemise étroite, comme trempée d’encre, collait à sa peau, lui remontait jusqu’aux reins dans le mouvement des cuisses ; et elle en était si douloureusement bridée, qu’il lui fallut lâcher encore la besogne.

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Qu’avait-elle donc, ce jour-là ? Jamais elle ne s’était senti ainsi du coton dans les os. Ca devait être un mauvais air. L’aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de brûler ; sans parler du grisou, dont on ne s’occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d’un bout de la quinzaine à l’autre.

Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d’asphyxie, en haut des gaz légers qui s’allument et foudroient tous les chantiers d’une fosse, des centaines d’hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avalé, qu’elle s’étonnait de le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu.

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