Le directeur hocha la tête, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu’on entendait le sourd écrasement des pierres contre la façade.
– Je ne leur en veux pas, je les excuse même, il faut être bêtes comme eux pour croire que nous nous acharnons à leur malheur. Seulement, je réponds de la tranquillité... Dire qu’il y a des gendarmes par les routes, à ce qu’on m’affirme, et que, depuis ce matin, je n’ai pu en avoir un seul !
Il s’interrompit, il s’effaça devant madame 690
Grégoire, en disant :
– Je vous en prie, madame, ne restez pas là, entrez dans le salon.
Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol, exaspérée, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle déclara qu’elle n’acceptait plus la responsabilité du dîner, car elle attendait, de chez le pâtissier de Marchiennes, des croûtes de vol-au-vent, qu’elle avait demandées pour quatre heures. Évidemment, le pâtissier s’était égaré en chemin, pris de la peur de ces bandits.
Peut-être même avait-on pillé ses mannes. Elle voyait les vole-au-vent bloqués derrière un buisson, assiégés, gonflant les ventres des trois mille misérables qui demandaient du pain. En tout cas, Monsieur était prévenu, elle préférait flanquer son dîner au feu, si elle le ratait, à cause de la révolution.
Un peu de patience, dit monsieur Hennebeau.
Rien n’est perdu, le pâtissier peut venir.
Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en ouvrant lui-même la porte du salon, il fut très surpris d’apercevoir, assis sur la 691
banquette du vestibule, un homme qu’il n’avait pas distingué jusque-là, dans l’ombre croissante.
– Tiens ! c’est vous, Maigrat, qu’y a-t-il donc ?
Maigrat s’était levé, et son visage apparut, gras et blême, décomposé par l’épouvante. Il n’avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu’il s’était glissé chez monsieur le directeur, pour réclamer aide et protection, si les brigands s’attaquaient à son magasin.
– Vous voyez que je suis menacé moi-même et que je n’ai personne, répondit monsieur Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à garder vos marchandises.
– Oh ! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme.
Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. Une belle garde, que cette créature chétive, maigre de coups !
– Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. Et je vous conseille de rentrer tout de 692
suite, car les voilà qui demandent encore du pain... Écoutez...
En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n’était plus possible, on l’aurait écharpé. D’autre part, l’idée de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitré de la porte, suant, tremblant, guettant le désastre ; tandis que les Grégoire se décidaient à passer dans le salon.
Tranquillement, monsieur Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invités de s’asseoir, la pièce close, barricadée, éclairée de deux lampes avant la tombée du jour s’emplissait d’effroi, à chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l’étouffement des tentures, la colère de la foule ronflait, plus inquiétante, d’une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramené à cette inconcevable révolte. Lui, s’étonnait de n’avoir rien prévu ; et sa police était si mal faite, qu’il s’emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaître l’influence détestable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il était impossible 693
qu’on l’abandonnât de la sorte. Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu’à leur fille : la pauvre chérie qui s’effrayait si vite ! peut-être, devant le péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes. Pendant un quart d’heure encore, l’attente dura, énervée par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps à autre dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n’était plus tolérable, monsieur Hennebeau parlait de sortir, de chasser à lui seul les braillards et d’aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant :
– Monsieur ! monsieur ! voici Madame, on tue Madame !
La voiture n’ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au milieu des groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée, faire à pied les cent mètres qui les séparaient de l’hôtel, puis frapper à la petite porte donnant sur le jardin, près des communs : le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours là quelqu’un pour ouvrir. Et, d’abord, les choses avaient marché parfaitement, 694
déjà madame Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues, se jetèrent dans la ruelle. Alors, tout se gâta. On n’ouvrait pas la porte, Négrel avait tâché vainement de l’enfoncer à coups d’épaule. Le flot des femmes croissait, il craignit d’être débordé, il prit le parti désespéré de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiégeants. Mais cette manœuvre amena une bousculade : on ne les lâchait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, étonnée seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. À cette minute, la confusion devint telle, qu’il se produisit un de ces faits d’affolement qui restent inexplicables.
Lucie et Jeanne, arrivées au perron, s’étaient glissées par la porte que la femme de chambre entrebâillait ; madame Hennebeau avait réussi à les suivre ; et, derrière elles, Négrel entra enfin, remit les verrous, persuadé qu’il avait vu Cécile passer la première. Elle n’était plus là, disparue en route, emportée par une telle peur, qu’elle avait tourné le dos à la maison, et s’était jetée 695
d’elle-même en plein danger.
Aussitôt, le cri s’éleva :
– Vive la sociale ! à mort les bourgeois ! à mort !
Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour madame Hennebeau. D’autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d’un usinier voisin, exécré de ses ouvriers. Et, d’ailleurs, peu importait, c’étaient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu’à la plume blanche de son chapeau, qui exaspéraient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au charbon.
– Attends ! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la dentelle !
– C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Écoutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre !
Du coup, la Mouquette s’élança.
– Oui, oui, faut la fouetter.
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Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s’étouffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu’elle n’avait pas le derrière mieux fait qu’une autre. Plus d’une même était pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que l’injustice durait, on les forcerait bien toutes à s’habiller comme des ouvrières, ces catins qui osaient dépenser cinquante sous pour le blanchissage d’un jupon !
Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes paralysées, bégayant à vingt reprises la même phrase.
– Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal.
Mais elle eut un cri rauque : des mains froides venaient de la prendre au cou. C’était le vieux Bonnemort, près duquel le flot l’avait poussée, et qui l’empoignait. Il semblait ivre de faim, hébété par sa longue misère, sorti brusquement de sa résignation d’un demi-siècle, sans qu’il fût possible de savoir sous quelle poussée de rancune. Après avoir, en sa vie, sauvé de la mort 697
une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à des choses qu’il n’aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à la fascination de ce cou blanc de jeune fille.
Et, comme ce jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bête infirme, en train de ruminer des souvenirs.