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il traitait maintenant les camarades de brutes, il s’irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s’en prendre à lui de la logique des faits.

Était-ce bête ! Un dégoût lui venait de son impuissance à les dompter de nouveau ; et il se contenta de hâter le pas, comme sourd aux injures. Bientôt, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s’acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d’une voix peu à peu tonnante, dans le débordement de la haine.

C’était lui, l’exploiteur, l’assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante derrière son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lâchèrent ; mais quelques-uns s’entêtaient, lorsque, au bas de la pente, devant l’Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux.

Le vieux Mouque et Chaval étaient là. Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Étienne, une fureur le secoua, et des larmes crevèrent de ses yeux, et une débâcle de gros mots jaillit de sa 852

bouche noire et saignante, à force de chiquer.

– Salaud ! cochon ! espèce de mufle !...

Attends, tu as mes pauvres bougres d’enfants à me payer, il faut que tu y passes !

Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux.

– Oui, oui, nettoyons-le ! cria Chaval, qui ricanait, très excité, ravi de cette vengeance.

Chacun son tour... Te voilà collé au mur, sale crapule !

Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres. Une clameur sauvage s’élevait, tous prirent des briques, les cassèrent, les jetèrent, pour l’éventrer, comme ils avaient voulu éventrer les soldats. Étourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui remontaient aux lèvres. Il répétait les mots dont il les avait grisés, à l’époque où il les tenait dans sa main, ainsi qu’un troupeau fidèle ; mais sa puissance était morte, des pierres seules lui répondaient ; et il venait d’être meurtri au bras gauche, il reculait, en grand péril, lorsqu’il se 853

trouva traqué contre la façade de l’Avantage.

Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.

– Entre, dit-il simplement.

Étienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là.

– Entre donc, je vais leur parler.

Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules.

– Voyons, mes amis, soyez raisonnables...

Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. Toujours j’ai été pour le calme, et si vous m’aviez écouté, vous n’en seriez pas, à coup sûr, où vous en êtes.

Dodelinant des épaules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son éloquence facile, d’une douceur apaisante d’eau tiède. Et tout son succès d’autrefois lui revenait, il reconquérait sa popularité sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l’avaient pas hué et traité de lâche, un mois plus tôt. Des voix l’approuvaient : très bien ! on était 854

avec lui ! voilà comment il fallait parler ! Un tonnerre d’applaudissements éclata.

En arrière, Étienne défaillait, le cœur noyé d’amertume. Il se rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forêt, lorsque celui-ci l’avait menacé de l’ingratitude des foules. Quelle brutalité imbécile ! quel oubli abominable des services rendus ! C’était une force aveugle qui se dévorait constamment elle-même. Et, sous sa colère à voir ces brutes gâter leur cause, il y avait le désespoir de son propre écroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi ! était-ce fini déjà ? Il se souvenait d’avoir, sous les hêtres, entendu trois mille poitrines battre à l’écho de la sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s’en était senti le maître. Des rêves fous le grisaient alors : Montsou à ses pieds, Paris là-bas, député peut-être, foudroyant les bourgeois d’un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier à la tribune d’un Parlement. Et c’était fini ! il s’éveillait misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à coups de briques.

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La voix de Rasseneur s’éleva.

– Jamais la violence n’a réussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d’un coup sont des farceurs ou des coquins !

– Bravo ! bravo ! cria la foule.

Qui donc était le coupable ? et cette question qu’Étienne se posait, achevait de l’accabler. En vérité, était-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-même, la misère des uns, l’égorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain ? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades. Jamais, d’ailleurs, il ne les avait dirigés, c’étaient eux qui le menaient, qui l’obligeaient à faire des choses qu’il n’aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derrière lui. À chaque violence, il était resté dans la stupeur des événements, car il n’en avait prévu ni voulu aucun. Pouvait-il s’attendre, par exemple, à ce que ses fidèles du coron le lapideraient un jour ? Ces enragés-là mentaient, 856

quand ils l’accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s’agitait la sourde inquiétude de ne pas s’être montré à la hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de courage, il n’était même plus de cœur avec les camarades, il avait peur d’eux, de cette masse énorme, aveugle et irrésistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des règles et des théories. Une répugnance l’en avait détaché peu à peu, le malaise de ses goûts affinés, la montée lente de tout son être vers une classe supérieure.

À ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations enthousiastes.

– Vive Rasseneur ! il n’y a que lui, bravo, bravo !

Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait ; et les deux hommes se regardèrent en silence. Tous deux haussèrent les épaules. Ils finirent par boire une chope 857

ensemble.

Ce même jour, il y eut un grand dîner à la Piolaine, où l’on fêtait les fiançailles de Négrel et de Cécile. Les Grégoire, depuis la veille, faisaient cirer la salle à manger et épousseter le salon.

Mélanie régnait dans la cuisine, surveillant les rôtis, tournant les sauces, dont l’odeur montait jusque dans les greniers. On avait décidé que le cocher Francis aiderait Honorine à servir. La jardinière devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n’avait mis en l’air la grande maison patriarcale et cossue.

Tous se passa le mieux du monde. Madame Hennebeau se montra charmante pour Cécile, et elle sourit à Négrel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur ménage. Monsieur Hennebeau fut aussi très aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentré en faveur près de la Régie, il serait bientôt fait officier de la Légion d’honneur, pour la façon énergique dont il avait dompté la grève. On évitait de parler des derniers événements, mais il y avait du triomphe 858

dans la joie générale, le dîner tournait à la célébration officielle d’une victoire. Enfin, on était donc délivré, on recommençait à manger et à dormir en paix ! Une allusion fut discrètement faite aux morts dont la boue du Voreux avait à peine bu le sang : c’était une leçon nécessaire, et tous s’attendrirent, quand les Grégoire ajoutèrent que, maintenant, le devoir de chacun était d’aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidité bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant déjà, au fond des fosses, donner le bon exemple d’une résignation séculaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait à être étudiée prudemment. Au rôti, la victoire devint complète, lorsque monsieur Hennebeau lut une lettre de l’évêque, où celui-ci annonçait le déplacement de l’abbé Ranvier.

Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l’histoire de ce prêtre, qui traitait les soldats d’assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa très résolument en libre penseur.

Deneulin était là, avec ses deux filles. Au 859

milieu de cette allégresse, il s’efforçait de cacher la mélancolie de sa ruine. Le matin même, il avait signé la vente de sa concession de Vandame à la Compagnie de Montsou. Acculé, égorgé, il s’était soumis aux exigences des régisseurs, leur lâchant enfin cette proie guettée si longtemps, leur tirant à peine l’argent nécessaire pour payer ses créanciers. Même il avait accepté, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder à titre d’ingénieur divisionnaire, résigné à surveiller ainsi, en simple salarié, cette fosse où il avait englouti sa fortune. C’était le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mangés un à un par l’ogre sans cesse affamé du capital, noyés dans le flot montant des grandes Compagnies.

Lui seul payait les frais de la grève, il sentait bien qu’on buvait à son désastre, en buvant à la rosette de monsieur Hennebeau ; et il ne se consolait un peu que devant la belle crânerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapées, riant à la débâcle, en jolies filles garçonnières, dédaigneuses de l’argent.

Lorsqu’on passa au salon prendre le café, 860

monsieur Grégoire emmena son cousin à l’écart et le félicita du courage de sa décision.

– Que veux-tu ? ton seul tort a été de risquer à Vandame le million de ton denier de Montsou.

Tu t’es donné un mal terrible, et le voilà fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n’a pas bougé de mon tiroir, me nourrit encore sagement à ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants.

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II

Le dimanche, Étienne s’échappa du coron, dès la nuit tombée. Un ciel très pur, criblé d’étoiles, éclairait la terre d’une clarté bleue de crépuscule.

Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du côté de Marchiennes.

C’était sa promenade favorite, un sentier gazonné de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau géométrique, qui se déroulait pareille à un lingot sans fin d’argent fondu.

Jamais il n’y rencontrait personne. Mais, ce jour-là, il fut contrarié, en voyant venir à lui un homme. Et, sous la pâle lumière des étoiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face à face.

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