Il ne comprit pas. Qu’est-ce que les grévistes étaient allés faire chez Deneulin, au lieu de s’attaquer à une fosse de la Compagnie ? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela mûrissait le plan de conquête qu’il méditait. Et, à midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n’entendait même pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses préoccupations, il se sentait froid au cœur, lorsqu’un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitôt, comme il achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine et Crèvecœur étaient menacés à leur 657
tour. Alors, sa perplexité devint extrême. Il attendait le courrier à deux heures : devait-il tout de suite demander des troupes ? valait-il mieux patienter, de façon à ne pas agir avant de connaître les ordres de la Régie ? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu’il avait prié Négrel de rédiger la veille pour le préfet. Mais il ne put mettre la main dessus, il réfléchit que peut-être le jeune homme l’avait laissée dans sa chambre, où il écrivait souvent la nuit. Et, sans prendre de décision, poursuivi par l’idée de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre.
En entrant, monsieur Hennebeau eut une surprise : la chambre n’était pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d’Hippolyte. Il régnait là une chaleur moite, la chaleur enfermée de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifère, restée ouverte ; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum pénétrant, qu’il crut être l’odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand désordre encombrait la pièce, des vêtements épars, des serviettes mouillées jetées aux dossiers des sièges, le lit 658
béant, un drap arraché, traînant jusque sur le tapis. D’ailleurs, il n’eut d’abord qu’un regard distrait, il s’était dirigé vers une table, couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable.
Deux fois, il examina les papiers un à un, elle n’y était décidément pas. Où diable cet écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer ?
Et, comme monsieur Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d’œil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil à une étincelle. Il s’approcha machinalement, envoya la main.
C’était, entre deux plis du drap, un petit flacon d’or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le flacon d’éther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s’expliquait pas la présence de cet objet : comment pouvait-il être dans le lit de Paul ? Et, soudain, il blêmit affreusement. Sa femme avait couché là.
– Pardon, murmura la voix d’Hippolyte au travers de la porte, j’ai vu monter Monsieur...
Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna.
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– Mon Dieu ! c’est vrai, la chambre qui n’est pas faite ! Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le dos !
Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le serrait à le briser.
– Que voulez-vous ?
– Monsieur, c’est encore un homme... Il arrive de Crèvecœur, il a une lettre.
– Bien ! laissez-moi, dites-lui d’attendre.
Sa femme avait couché là ! Quand il eut poussé le verrou, il rouvrit la main, il regarda le flacon, qui s’était marqué en rouge dans sa chair.
Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupçon, les frôlements contre les portes, les pieds nus s’en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c’était sa femme qui montait coucher là !
Tombé sur une chaise, en face du lit qu’il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assommé. Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on essayait d’ouvrir. Il 660
reconnut la voix du domestique.
– Monsieur... Ah ! Monsieur s’est enfermé...
– Quoi encore ?
– Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dépêches.
– Fichez-moi la paix ! dans un instant !
L’idée qu’Hippolyte aurait découvert lui-même le flacon, s’il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d’ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvé vingt fois le lit chaud encore de l’adultère, des cheveux de madame traînant sur l’oreiller, des traces abominables souillant les linges. S’il s’acharnait à le déranger, c’était méchamment. Peut-être était-il demeuré l’oreille collé à la porte, excité par la débauche de ses maîtres.
Alors, monsieur Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passé de souffrance se déroulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immédiat de cœur et de chair, les amants qu’elle avait eus sans qu’il s’en 661
doutât, celui qu’il lui avait toléré pendant dix ans, comme on tolère un goût immonde à une malade.
Puis, c’était leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir, des mois d’alanguissement, d’exil ensommeillé, l’approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu débarquait, ce Paul dont elle devenait la mère, auquel elle parlait de son cœur mort, enterré sous la cendre à jamais. Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il adorait cette femme qui était la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir ! Il l’adorait d’une passion honteuse, au point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres ! Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant.
Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir monsieur Hennebeau. Il le reconnut, c’était le coup que l’on frappait, d’après ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla à voix haute, dans un flot de grossièreté, dont sa gorge douloureuse crevait malgré lui.
– Ah ! je m’en fous ! ah ! je m’en fous, de leurs dépêches et de leurs lettres !
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Maintenant, une rage l’envahissait, le besoin d’un cloaque, pour y enfoncer de telles saletés à coups de talon. Cette femme était une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L’idée brusque du mariage qu’elle poursuivait d’un sourire si tranquille entre Cécile et Paul acheva de l’exaspérer. Il n’y avait donc même plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualité vivace ? Ce n’était à cette heure qu’un joujou pervers, l’habitude de l’homme, une récréation prise comme un dessert accoutumé. Et il l’accusait de tout, il innocentait presque l’enfant, auquel elle avait mordu, dans ce réveil d’appétit, ainsi qu’on mord au premier fruit vert, volé sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu’où tomberait-elle, quand elle n’aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme ?
On gratta timidement à la porte, la voix d’Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure :
– Monsieur, le courrier... Et il y a aussi 663
monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu’on s’égorge...
– Je descends, nom de Dieu !
Qu’allait-il leur faire ? les chasser à leur retour de Marchiennes, comme des bêtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C’était de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s’alourdissait la tiédeur moite de cette chambre ; l’odeur pénétrante qui l’avait suffoqué, c’était l’odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un besoin charnel de parfums violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, l’odeur de la fornication, l’adultère vivant, dans les pots qui traînaient, dans les cuvettes encore pleines, dans le désordre des linges, des meubles, de la pièce entière, empestée de vice. Une fureur d’impuissance le jeta sur le lit à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places où il voyait l’empreinte de leurs deux corps, enragé des couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes sous ses coups, comme éreintés 664
eux-mêmes des amours de toute la nuit.
Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l’arrêta. Il resta un instant encore, haletant, à s’essuyer le front, à calmer les bonds de son cœur. Debout devant une glace, il contemplait son visage, si décomposé, qu’il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l’eut regardé s’apaiser peu à peu, par un effort de volonté suprême, il descendit.
En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d’une gravité croissante sur la marche des grévistes à travers les fosses ; et le maître-porion lui conta longuement ce qui s’était passé à Mirou, sauvé par la belle conduite du père Quandieu. Il écoutait, hochait la tête ; mais il n’entendait pas, son esprit était demeuré là-haut, dans la chambre. Enfin, il les congédia, il dit qu’il allait prendre des mesures. Lorsqu’il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s’y assoupir, la tête entre les mains, les yeux ouverts.
Son courrier était là, il se décida à y chercher la lettre attendue, la réponse de la Régie, dont les 665