"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » "Germinal" de Émile Zola

Add to favorite "Germinal" de Émile Zola

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

elle lâchait les deux morceaux. La Levaque se démanchait les épaules, si grosse, si molle, qu’elle avait dû s’approcher pour taper juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arrière, dans l’espoir de l’emmener, maintenant que le mari était à l’ombre. Toutes s’excitaient, la Mouquette, ennuyée de se mettre en sang, à rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, préférait les lancer entières. Des gamins eux-mêmes entraient en ligne, Bébert montrait à Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C’était une grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut Catherine, les poings en l’air, brandissant elle aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n’aurait pu dire pourquoi, elle suffoquait, elle crevait d’une envie de massacrer le monde. Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée existence de malheur ? Elle en avait assez, d’être giflée et chassée par son homme, de patauger ainsi qu’un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe à son 827

père, en train d’avaler sa langue comme elle.

Jamais ça ne marchait mieux, ça se gâtait au contraire depuis qu’elle se connaissait ; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang, qu’elle ne voyait même pas à qui elle écrasait les mâchoires.

Étienne, resté devant les soldats, manqua d’avoir le crâne fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique était partie des poings fiévreux de Catherine ; et, au risque d’être tué, il ne s’en allait pas, il la regardait. Beaucoup d’autres s’oubliaient également là, passionnés par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s’il eût assisté à une partie de bouchon : oh ! celui-là, bien tapé ! et cet autre, pas de chance ! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec Philomène, parce qu’il avait giflé Achille et Désirée, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu’ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route.

Et, en haut de la pente, à l’entrée du coron, le vieux Bonnemort venait de paraître, se traînant 828

sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille.

Dès les premières briques lancées, le porion Richomme s’était planté de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du péril, si désespéré que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n’entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient.

Mais la grêle des briques devenaient plus drue, les hommes s’y mettaient, à l’exemple des femmes.

Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre.

– Qu’est-ce que tu as, dis ? cria-t-elle. Est-ce que tu es lâche ? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison ?... Ah ! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais !

Estelle, qui s’était cramponnée à son cou en hurlant, l’empêchait de se joindre à la Brûlé et 829

aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes.

– Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! Faut-il que je te crache à la figure devant le monde, pour te donner du cœur ?

Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les jeta. Elle le cinglait, l’étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispés ; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils.

Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. Que faire ? l’idée de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pâle du capitaine ; mais ce n’était même plus possible, on les écharperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visière de son képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes étaient blessés ; et il les sentait hors d’eux, dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l’on cesse d’obéir aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de 830

Dieu ! l’épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du linge. Éraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce broyé, tandis qu’une brûlure l’agaçait au genou droit : est-ce qu’on se laisserait embêter longtemps encore ? Une pierre ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s’allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l’étranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idées, des devoirs, toutes ses croyances d’homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier : Feu ! lorsque les fusils partirent d’eux-mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans le grand silence.

Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore.

Mais des cris déchirants s’élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé, une 831

fuite éperdue dans la boue.

Bébert et Lydie s’étaient affaissés l’un sur l’autre, aux trois premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué au-dessous de l’épaule gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras, dans les convulsions de l’agonie, comme s’il eût voulu la reprendre, ainsi qu’il l’avait prise, au fond de la cachette noire, où ils venaient de passer leur nuit dernière. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda étreindre sa petite femme, et mourir.

Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait les camarades, il était tombé à genoux ; et, glissé sur une hanche, il râlait par terre, les yeux pleins des larmes qu’il avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s’était abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.

Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, 832

fauchait à cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s’était jetée, d’un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde ; et elle poussa un grand cri, elle s’étala sur les reins, culbutée par la secousse.

Étienne accourut, voulut la relever, l’emporter ; mais, d’un geste, elle disait qu’elle était finie.

Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à l’un et à l’autre, comme si elle était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu’elle s’en allait.

Tout semblait terminé, l’ouragan des balles s’était perdu très loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolé, en retard.

Maheu, frappé en plein cœur, vira sur lui-même et tomba la face dans une flaque d’eau, noire de charbon.

833

Stupide, la Maheude se baissa.

– Eh ! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis ?

Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tête de son homme.

– Parle donc ! où as-tu mal ?

Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d’un air hébété.

La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre ; et il gardait sa raideur blême devant le désastre de sa vie ; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette. Souvarine était derrière eux, le front barré d’une grande ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là, menaçant. De l’autre côté de 834

l’horizon, au bord du plateau, Bonnemort n’avait pas bougé, calé d’une main sur sa canne, l’autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l’égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la boue liquide du dégel, çà et là envasés parmi les taches d’encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d’hommes, tout petits, l’air pauvre avec leur maigreur de misère, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable.

Étienne n’avait pas été tué. Il attendait toujours, près de Catherine tombée de fatigue et d’angoisse, lorsqu’une voix vibrante le fit tressaillir. C’était l’abbé Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l’air, dans une fureur de prophète, appelait sur les assassins la colère de Dieu. Il annonçait l’ère de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu’elle mettait le comble à ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde.

835

Septième partie

836

I

Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu’à Paris, en un formidable écho. Depuis quatre jours, tous les journaux de l’opposition s’indignaient, étalaient en première page des récits atroces : vingt-cinq blessés, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes ; et il y avait encore les prisonniers, Levaque était devenu une sorte de héros, on lui prêtait une réponse au juge d’instruction, d’une grandeur antique. L’Empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui-même de la gravité de sa blessure. C’était simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, là-bas, dans le pays noir, très loin du pavé parisien qui faisait l’opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait reçu l’ordre officieux d’étouffer l’affaire et d’en finir avec cette grève, dont la durée irritante tournait au péril social.

837

Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou trois des régisseurs. La petite ville, qui n’avait osé jusque-là se réjouir du massacre, le cœur malade, respira et goûta la joie d’être enfin sauvée. Justement, le temps s’était mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de février dont la tiédeur verdit les pointes des lilas.

On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie, le vaste bâtiment semblait revivre ; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs très affectés par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux égarés des corons. Maintenant que le coup se trouvait porté, plus fort sans doute qu’ils ne l’eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils décrétaient des mesures tardives et excellentes. D’abord, ils congédièrent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extrême à leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l’occupation militaire des fosses, que les grévistes écrasés ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue : on avait fouillé le pays sans retrouver ni le fusil ni le 838

cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur, bien qu’on eût le soupçon d’un crime. En toutes choses, ils s’efforcèrent ainsi d’atténuer les événements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d’avouer l’irrésistible sauvagerie d’une foule, lâchée au travers des charpentes caduques du vieux monde. Et, d’ailleurs, ce travail de conciliation ne les empêchait pas de conduire à bien les affaires purement administratives ; car on avait vu Deneulin retourner à la Régie, où il se rencontrait avec monsieur Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l’achat de Vandame, on assurait qu’il allait accepter les offres de ces messieurs.

Mais ce qui remua particulièrement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les régisseurs firent coller à profusion sur les murs.

On y lisait ces quelques lignes, en très gros caractères : « Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les égarements dont vous avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens d’existence les ouvriers sages et de bonne volonté. Nous rouvrirons donc toutes les 839

fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu’il pourrait y avoir lieu d’améliorer. Nous ferons enfin tout ce qu’il sera juste et possible de faire. » En une matinée, les dix mille charbonniers défilèrent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la tête, d’autres s’en allaient de leur pas traînard, sans qu’un pli de leur visage immobile eût bougé.

Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s’était obstiné dans sa résistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine à peine étaient redescendus, Pierron et des cafards de son espèce, qu’on regardait partir et rentrer d’un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde méfiance accueillit-elle l’affiche, collée sur l’église. On ne parlait pas des livrets rendus là-dedans : est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre ? et la peur des représailles, l’idée fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis les faisaient tous s’entêter encore. C’était louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces 840

messieurs voudraient bien s’expliquer franchement. Un silence écrasait les maisons basses, la faim elle-même n’était plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passé sur les toits.

Are sens