"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » "Germinal" de Émile Zola

Add to favorite "Germinal" de Émile Zola

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

Enfin, elle s’en alla par le pavé, sur la grande route droite, avec l’idée de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu’elle galopa le long des jardins dans la crainte d’être reconnue de quelqu’un, malgré le lourd sommeil, appesanti derrière les persiennes closes. Et, dès lors, elle vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d’être ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d’un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s’effraya des grosses voix du poste, courut essoufflée, avec des regards en arrière, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était toujours pleine d’hommes saouls, elle y retournait pourtant, dans l’espoir vague d’y rencontrer celui qu’elle avait repoussé, quelques 805

heures plus tôt.

Chaval, ce matin-là, devait descendre ; et cette pensée ramena Catherine vers la fosse, bien qu’elle sentit l’inutilité de lui parler : c’était fini entre eux. On ne travaillait plus à Jean-Bart, il avait juré de l’étrangler, si elle reprenait du travail au Voreux, où il craignait d’être compromis par elle. Alors, que faire ? partir ailleurs, crever la faim, céder sous les coups de tous les hommes qui passeraient ? Elle se traînait, chancelait au milieu des ornières, les jambes rompues, crottée jusqu’à l’échine. Le dégel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s’y noyait, marchant toujours, n’osant chercher une pierre où s’asseoir.

Le jour parut. Catherine venait de reconnaître le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu’elle aperçut Lydie et Bébert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient passé la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment où l’ordre de Jeanlin était de l’attendre ; et, tandis que ce dernier, à Réquillart, cuvait l’ivresse de son 806

meurtre, les deux enfants s’étaient pris aux bras l’un de l’autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de châtaignier et de chêne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bûcheron abandonnée. Lydie n’osait dire à voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que Bébert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues ; mais, à la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage ; et leur cœur se soulevait de révolte, ils avaient fini par s’embrasser, malgré sa défense, quittes à recevoir une gifle de l’invisible, ainsi qu’il les en menaçait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l’idée d’autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu’il y avait en eux de martyrisé et d’attendri. La nuit entière, ils s’étaient ainsi réchauffés, si heureux au fond de ce trou perdu, qu’ils ne se rappelaient pas l’avoir été davantage, même à la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu’on buvait du vin.

807

Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. Étienne arrivait au pas de course, Bébert et Lydie avaient sauté d’un bond hors de la cachette. Et, là-bas, sous le jour grandissant, une bande d’hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de colère.

808

V

On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux ; et les soixante soldats, l’arme au pied, barraient la seule porte restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier étroit, où s’ouvraient la chambre des porions et la baraque.

Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu’on ne pût les attaquer par-derrière.

D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance. Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses.

La Maheude, arrivée la première, dépeignée sous un mouchoir noué à la hâte, ayant au bras Estelle endormie, répétait d’une voix fiévreuse :

– Que personne n’entre et que personne ne sorte ! Faut les pincer tous là-dedans !

809

Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement, arriva de Réquillart. On voulut l’empêcher de passer. Mais il se débattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de même leur avoine et se fichaient de la révolution. D’ailleurs, il y avait un cheval mort, on l’attendait pour le sortir. Étienne dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent monter au puits. Et, un quart d’heure plus tard, comme la bande de grévistes, peu à peu grossie, devenait menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée, des hommes parurent, charriant la bête morte, un paquet lamentable, encore serré dans le filet de corde, qu’ils abandonnèrent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu’on ne les empêcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent.

– C’est Trompette, n’est-ce pas ? c’est Trompette.

C’était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n’avait pu s’acclimater. Il 810

restait morne, sans goût à la besogne, comme torturé du regret de la lumière. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la résignation de ses dix années de fond. Ces caresses redoublaient sa mélancolie, son poil frémissait sous les confidences du camarade vieilli dans les ténèbres ; et, tous deux, chaque fois qu’ils se rencontraient et qu’ils s’ébrouaient ensemble, avaient l’air de se lamenter, le vieux d’en être à ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. À l’écurie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tête basse, se soufflant aux naseaux, échangeant leur continuel rêve du jour, des visions d’herbes vertes, de routes blanches, de clartés jaunes, à l’infini. Puis, quand Trompette, trempé de sueur, avait agonisé sur sa litière, Bataille s’était mis à le flairer désespérément, avec des reniflements courts, pareils à des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie dernière, cet ami tombé d’en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassé sa longe, 811

hennissant de peur, lorsqu’il s’était aperçu que l’autre ne remuait plus.

Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion. Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce moment-là ! Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les chevaux.

Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l’amener jusqu’au puits.

Lentement, le vieux cheval tirait, traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu’il devait donner des secousses, au risque de l’écorcher ; et, harassé, il branlait la tête, en écoutant le long frôlement de cette masse attendue chez l’équarrisseur. À l’accrochage, quand on l’eut dételé, il suivit de son œil morne les préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d’abord doucement, puis tout de suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa 812

mémoire vacillante de bête se souvenait peut-être des choses de la terre. Mais c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait ; et il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie.

Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix :

– Encore un homme, ça descend si ça veut !

Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait :

– À mort, les Borains ! pas d’étrangers chez nous ! à mort ! à mort !

Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât.

Il s’était approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue ; et il lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant l’effet de 813

ses paroles. À quoi bon risquer un massacre inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des mineurs ? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement :

– Au large ! ne me forcez pas à faire mon devoir.

Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que monsieur Hennebeau était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s’il abattrait son charbon lui-même. Mais c’était un faux bruit, il n’y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la recette : le maître-porion se tenait en arrière, décontenancé depuis son aventure avec la Pierronne ; tandis que l’ingénieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huées s’élevèrent, ils disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il était justement de 814

service, il n’avait pas quitté sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu à peu dans une idée fixe, dont le clou d’acier semblait luire au fond de ses yeux pâles.

– Au large ! répéta très haut le capitaine. Je n’ai rien à entendre, j’ai l’ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer.

Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pâlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever à midi ; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-là, il venait d’envoyer à Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort.

Des vociférations lui avaient répondu.

– À mort les étrangers ! à mort les Borains !...

Nous voulons être les maîtres chez nous !

Étienne recula, désolé. C’était la fin, il n’y avait plus qu’à se battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu’à la petite troupe. Ils étaient près de quatre cents, les 815

corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats :

– Allez-vous-en ! nous n’avons rien contre vous, allez-vous-en !

– Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires.

Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente :

– Est-ce qu’il faudra vous manger pour passer ? On vous prie de foutre le camp !

Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s’était fourrée au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu :

– En voilà des andouilles de lignards !

Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l’air hébété par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu’elle ne souffrait pas trop déjà ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissât pas de repos ? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colères de la grève, elle 816

pensait que, lorsqu’on a sa part de gifles, il est inutile d’en chercher davantage ; et, à cette heure, son cœur se gonflait d’un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu’Étienne racontait autrefois à la veillée, elle tâchait d’entendre ce qu’il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu’ils étaient du peuple eux aussi, qu’ils devaient être avec le peuple, contre les exploiteurs de la misère.

Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop, que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.

Are sens