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Rambert alla s'asseoir à la table du fond où il avait rencontré Gonzalès, la première fois. Il dit à la serveuse qu'il attendrait. Il était dix-neuf heures trente. Peu à peu, les hommes rentrèrent dans la salle à manger et s'installèrent. On commença à les servir et la voûte surbais-sée s'emplit de bruits de couverts et de conversations sourdes. À

vingt heures, Rambert attendait toujours. On donna de la lumière. De nouveaux clients s'installèrent à sa table. Il commanda son dîner. À

vingt heures trente, il avait terminé sans avoir vu Gonzalès, ni les deux jeunes gens. Il fuma des cigarettes. La salle se vidait lentement. Au dehors, la nuit tombait très [173] rapidement. Un souffle tiède qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des portes-fenêtres.

Quand il fut vingt-et-une heures, Rambert s'aperçut que la salle était vide et que la serveuse le regardait avec étonnement. Il paya et sortit.

Face au restaurant, un café était ouvert. Rambert s'installa au comptoir et surveilla l'entrée du restaurant. À vingt-et-une heures trente, il se dirigea vers son hôtel, cherchant en vain comment rejoindre Gonzalès dont il n'avait pas l'adresse, le coeur désemparé à l'idée de toutes les démarches qu'il faudrait reprendre.

C'est à ce moment, dans la nuit traversée d'ambulances fugitives, qu'il s'aperçut, comme il devait le dire au docteur Rieux, que pendant tout ce temps il avait en quelque sorte oublié sa femme, pour s'appliquer tout entier à la recherche d'une ouverture dans les murs qui la séparaient d'elle. Mais c'est à ce moment aussi que, toutes les voies

Albert Camus, LA PESTE (1947) 147

une fois de plus bouchées, il la retrouva de nouveau au centre de son désir, et avec un si soudain éclatement de douleur qu'il se mit à courir vers son hôtel, pour fuir cette atroce brûlure qu'il emportait pourtant avec lui et qui lui mangeait les tempes.

Très tôt, le lendemain, il vint voir cependant Rieux, pour lui demander comment trouver Cottard :

- Tout ce qui me reste à faire, dit-il, c'est de suivre à nouveau la filière.

- Venez demain soir, dit Rieux, Tarrou m'a demandé d'inviter Cottard, je ne sais pourquoi. Il doit venir à dix heures. Arrivez à dix heures et demie.

Lorsque Cottard arriva chez le docteur, le lendemain, Tarrou et Rieux parlaient d'une guérison inattendue qui avait eu lieu dans le service de ce dernier.

- Un sur dix. Il a eu de la chance, disait Tarrou.

- Ah ! bon, dit Cottard, ce n'était pas la peste.

[174] On l'assura qu'il s'agissait bien de cette maladie.

- Ce n'est pas possible puisqu'il est guéri. Vous le savez aussi bien que moi, la peste ne pardonne pas.

- En général, non, dit Rieux. Mais avec un peu d'entêtement, on a des surprises.

Cottard riait.

- Il n'y paraît pas. Vous avez entendu les chiffres, ce soir ?

Tarrou, qui regardait le rentier avec bienveillance, dit qu'il connaissait les chiffres, que la situation était grave, mais qu'est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu'il fallait des mesures encore plus excep-tionnelles.

- Eh ! Vous les avez déjà prises.

- Oui, mais il faut que chacun les prenne pour son Compte.

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Cottard regardait Tarrou sans comprendre. Celui-ci dit que trop d'hommes restaient inactifs, que l'épidémie était l'affaire de chacun et que chacun devait faire son devoir. Les formations volontaires étaient ouvertes à tous.

- C'est une idée, dit Cottard, mais ça ne servira à rien. La peste est trop forte.

- Nous le saurons, dit Tarrou sur le ton de la patience, quand nous aurons tout essayé.

Pendant ce temps, Rieux à son bureau recopiait des fiches. Tarrou regardait toujours le rentier qui s'agitait sur sa chaise.

- Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, monsieur Cottard ?

L'autre se leva d'un air offensé, prit son chapeau rond à la main :

- Ce n'est pas mon métier.

Puis sur un ton de bravade :

- D'ailleurs je m'y trouve bien, moi, dans la peste, [175] et je ne vois pas pourquoi je me mêlerais de la faire cesser.

Tarrou se frappa le front, comme illuminé par une vérité soudaine :

- Ah ! c'est vrai, j'oubliais, vous seriez arrêté sans cela.

Cottard eut un haut-le-corps et se saisit de la chaise comme s'il allait tomber. Rieux avait cessé d'écrire et le regardait d'un air sérieux et intéressé.

- Qui vous l'a dit ? cria le rentier.

Tarrou parut surpris et dit :

- Mais vous. Ou du moins, c'est ce que le docteur et moi avons cru comprendre.

Et comme Cottard, envahi tout à coup d'une rage trop forte pour lui, bredouillait des paroles incompréhensibles :

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