– D’aucun, et c’est ce qui me perd. Voici toute ma politique : J’aime la musique, la peinture ; un bon livre est un événement pour moi ; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre ? Quinze, vingt, trente ans tout au plus ? Eh bien ! je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnêtes gens que ceux d’aujourd’hui. L’histoire d’Angleterre me sert de miroir pour notre avenir.
Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prérogative ; toujours l’ambition de devenir député, la gloire et les centaines de mille 504
francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les gens riches de la province
: ils
appelleront cela être libéral et aimer le peuple.
Toujours l’envie de devenir pair ou gentilhomme de la chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l’État, tout le monde voudra s’occuper de la manœuvre, car elle est bien payée. N’y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager ?
– Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton caractère tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta province ?
– Mon mal vient de plus loin. J’avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs, j’ai quatre ans de plus aujourd’hui, et probablement cinquante mille francs de moins, que je vais perdre sur la vente de mon château de Monfleury près du Rhône, position superbe.
À Paris, j’étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du XIXe siècle. J’avais soif de bonhomie et de simplicité. J’achète une terre dans 505
les montagnes près du Rhône, rien d’aussi beau sous le ciel.
Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois ; je leur donne à dîner ; j’ai quitté Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n’entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste m’apporte de lettres, plus je suis content.
Ce n’était pas le compte du vicaire ; bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses : celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge, etc., je refuse : alors on me fait cent insultes. J’ai la bêtise d’en être piqué. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos montagnes sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries et me rappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions des Rogations, par exemple, dont le chant me plaît (c’est probablement une mélodie grecque), on ne bénit 506
plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d’une vieille paysanne dévote meurt, elle dit que c’est à cause du voisinage d’un étang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après je trouve tous mes poissons le ventre en l’air empoisonnés avec de la chaux. La tracasserie m’environne sous toutes les formes.
Le juge de paix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l’on m’a vu abandonné par le vicaire, chef de la congrégation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des libéraux, tous me sont tombés dessus, jusqu’au maçon que je faisais vivre depuis un an, jusqu’au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes charrues.
Afin d’avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procès, je me fais libéral ; mais, comme tu dis, ces diables d’élections arrivent, on me demande ma voix...
– Pour un inconnu ?
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– Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse !
dès ce moment, me voilà aussi les libéraux sur les bras, ma position devient intolérable. Je crois que s’il fût venu dans la tête au vicaire de m’accuser d’avoir assassiné ma servante, il y aurait eu vingt témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu commettre le crime.
– Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans même écouter leurs bavardages. Quelle faute !...
– Enfin elle est réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs s’il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d’hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un quatrième étage, donnant sur les Champs-Élysées. Et encore j’en suis à délibérer si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.
–
Tout cela ne te fût pas arrivé sous
Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de 508
courroux et de regret.
– À la bonne heure, mais pourquoi n’a-t-il pas su se tenir en place, ton Bonaparte ? tout ce dont je souffre aujourd’hui, c’est lui qui l’a fait.
Ici l’attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz était l’ancien ami d’enfance de M. de Rênal par lui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de ce chef de bureau à la préfecture de... qui savait se faire adjuger à bon compte les maisons des communes.
– Et tout cela c’est ton Bonaparte qui l’a fait, continuait Saint-Giraud. Un honnête homme, inoffensif s’il en fut, avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s’établir en province et y trouver la paix ; ses prêtres et ses nobles l’en chassent.
– Ah ! ne dis pas de mal de lui, s’écria Falcoz, jamais la France n’a été si haut dans l’estime des peuples que pendant les treize ans qu’il a régné.
Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu’on faisait.
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– Ton empereur, que le diable emporte, reprit l’homme de quarante-quatre ans, n’a été grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu’il a rétabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis ? Avec ses chambellans, sa pompe et ses réceptions aux Tuileries, il a donné une nouvelle édition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle était corrigée, elle eût pu passer encore un siècle ou deux. Les nobles et les prêtres ont voulu revenir à l’ancienne, mais ils n’ont pas la main de fer qu’il faut pour la débiter au public.
–
Voilà bien le langage d’un ancien
imprimeur !
–
Qui me chasse de ma terre
? continua
l’imprimeur en colère. Les prêtres, que Napoléon a rappelés par son concordat, au lieu de les traiter comme l’État traite les médecins, les avocats, les astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s’inquiéter de l’industrie par laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd’hui des gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n’eût fait des barons et des comtes ?
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