– Quelle architecture magnifique ! dit-il à son ami.
Il s’agissait d’un de ces hôtels à façade si plate du faubourg Saint-Germain, bâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n’ont été si loin l’un de l’autre.
524
II
Entrée dans le monde
Souvenir ridicule et touchant : le
premier salon où à dix-huit ans l’on a paru seul et sans appui ! le regard
d’une femme suffisait pour
m’intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me
faisais de tout les idées les plus
fausses ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un
ennemi parce qu’il m’avait regardé
d’un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu’un beau jour était beau !
KANT.
Julien s’arrêtait ébahi au milieu de la cour.
–
Ayez donc l’air raisonnable, dit l’abbé Pirard ; il vous vient des idées horribles, et puis vous n’êtes qu’un enfant ! Où est le nil mirari d’Horace ? (Jamais d’enthousiasme.) Songez que 525
ce peuple de laquais, vous voyant établi ici, va chercher à se moquer de vous ; ils verront en vous un égal, mis injustement au-dessus d’eux.
Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.
– Je les en défie, dit Julien en se mordant la lèvre, et il reprit toute sa méfiance.
Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant d’arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter ; c’est la patrie du bâillement et du raisonnement triste. Ils redoublèrent l’enchantement de Julien. Comment peut-on être malheureux, pensait-il, quand on habite un séjour aussi splendide !
Enfin, ces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe appartement : à peine s’il y faisait jour ; là se trouva un petit homme maigre, à l’œil vif et en perruque blonde. L’abbé 526
se retourna vers Julien et le présenta. C’était le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaître, tant il lui trouva l’air poli. Ce n’était plus le grand seigneur, à mine si altière, de l’abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. À
l’aide de cette sensation, il ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l’ami de Henri III lui parut d’abord avoir une tournure assez mesquine.
Il était fort maigre et s’agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le marquis avait une politesse encore plus agréable à l’interlocuteur que celle de l’évêque de Besançon lui-même.
L’audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l’abbé dit à Julien :
– Vous avez regardé le marquis comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bientôt vous en saurez plus que moi ; mais enfin la hardiesse de votre regard m’a semblé peu polie.
On était remonté en fiacre ; le cocher arrêta près du boulevard ; l’abbé introduisit Julien dans 527
une suite de grands salons. Julien remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu’un monsieur fort élégant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-salut.
Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’épaule. Julien tressaillit et fit un saut en arrière.
Il rougit de colère. L’abbé Pirard, malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.
Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l’abbé en sortant ; c’est alors seulement que vous pourrez être présenté à madame de La Mole.
Un autre vous garderait comme une jeune fille, en ces premiers moments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite, si vous avez à vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse que j’ai de penser à vous.
Après-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits ; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces Parisiens-là.
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Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C’est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi... Allez, perdez-vous...
J’oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un chapeau aux adresses que voici.
Julien regardait l’écriture de ces adresses.
– C’est la main du marquis, dit l’abbé ; c’est un homme actif qui prévoit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de lui pour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d’esprit pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera à demi-mot
? C’est ce que