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Ce n’est pas en général le manque de prudence que l’on peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Cœur.

Un jour le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu’elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c’était l’imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

Elle s’amusait des lettres de ces jeunes gens ; mais suivant elle, toutes se ressemblaient. C’était toujours la passion la plus profonde, la plus mélancolique.

– Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine.

Connaissez-vous quelque chose de plus insipide ?

Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la 670

vie ! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d’occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l’Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur.

Le duc de N***, mon oncle, a été à Wagram.

– Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre ? Et quand cela leur est arrivé, ils en parlent si souvent ! dit mademoiselle de Sainte-Hérédité, la cousine de Mathilde.

– Eh bien ! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille, une bataille de Napoléon, où l’on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S’exposer au danger élève l’âme et la sauve de l’ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés ; et il est contagieux, cet ennui.

Lequel d’entre eux a l’idée de faire quelque chose d’extraordinaire ? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire ! Je suis riche, et mon père avancera son gendre. Ah ! pût-il en trouver un qui fût un peu amusant !

La manière de voir vive, nette, pittoresque de 671

Mathilde, gâtait son langage, comme on voit.

Souvent un mot d’elle faisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si elle eût été moins à la mode, que son parler avait quelque chose d’un peu coloré pour la délicatesse féminine.

Elle, de son côté, était bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne.

Elle voyait l’avenir non pas avec terreur, c’eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge.

Que pouvait-elle désirer ? La fortune, la haute naissance, l’esprit, la beauté à ce qu’on disait, et à ce qu’elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.

Voilà quelles étaient les pensées de l’héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil ; elle admira l’adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l’abbé Maury, se dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de 672

ses idées, l’occupa ; elle y pensait ; elle racontait à son amie les moindres détails des

conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l’illumina tout à coup : J’ai le bonheur d’aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J’aime, j’aime, c’est clair

! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n’est dans l’amour ? J’ai beau faire, je n’aurai jamais d’amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être ; enfin, ils m’ennuient.

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n’était question, bien entendu, que de la grande passion ; l’amour léger était indigne d’une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d’amour qu’à ce sentiment héroïque que l’on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point 673

bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses. Quel malheur pour moi qu’il n’y ait pas une cour véritable comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII ! Je me sens au niveau de tout ce qu’il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d’un roi homme de cœur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds ! Je le mènerais en Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume ; alors plus de charte... et Julien me seconderait.

Que lui manque-t-il ? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom il acquerrait de la fortune.

Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu’un duc à demi-ultra, à demi-libéral, un être indécis toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout.

Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l’entreprend ? C’est quand elle est accomplie qu’elle semble possible aux êtres du commun. Oui, c’est l’amour avec tous ses miracles qui va régner dans mon cœur ; 674

je le sens au feu qui m’anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n’aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l’audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale. Voyons : continuera-t-il à me mériter ? À la première faiblesse que je vois en lui, je l’abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caractère chevaleresque que l’on veut bien m’accorder (c’était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une sotte.

N’est-ce pas là le rôle que je jouerais si j’aimais le marquis de Croisenois ? J’aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines, que je méprise si complètement. Je sais d’avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j’aurais à lui répondre. Qu’est-ce qu’un amour qui fait bâiller ? autant vaudrait être dévote.

J’aurais une signature de contrat, comme celle de la cadette de mes cousines, où les grands-parents s’attendriraient, si pourtant ils n’avaient pas d’humeur à cause d’une dernière condition 675

introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.

676

XII

Serait-ce un Danton ?

Le besoin d’anxiété, tel était le caractère de la belle Marguerite de

Valois, ma tante, qui bientôt épousa le roi de Navarre, que nous voyons

de présent régner en France sous le

nom de Henry IV. Le besoin de jouer

formait tout le secret du caractère de cette princesse aimable ; de là ses

brouilles et ses raccommodements

avec ses frères dès l’âge de seize ans.

Or que peut jouer une jeune fille ?

Ce qu’elle a de plus précieux : sa

réputation, la considération de toute sa vie.

Mémoires du duc d’ANGOULÊME,

fils naturel de Charles IX.

Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près, qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois 677

pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres, c’est pour cela que je ne le méprise pas.

Are sens