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C’était comme une langue étrangère qu’il eût 557

comprise, mais qu’il n’eût pu parler.

Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d’abord la préférence, comme étant mieux connus. On peut juger si Julien était attentif ; tout l’intéressait, et le fond des choses, et la manière d’en plaisanter.

– Ah ! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n’a plus de perruque ; est-ce qu’il voudrait arriver à la préfecture par le génie ? Il étale ce front chauve qu’il dit rempli de hautes pensées.

– C’est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de Croisenois ; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l’amitié, c’est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte d’un de ses amis, dès les sept heures du matin en hiver.

Il se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se 558

réconcilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d’amitié. Mais c’est dans l’épanchement franc et sincère de l’honnête homme qui ne garde rien sur le cœur, qu’il brille le plus. Cette manœuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l’amènerai.

– Bah ! je ne croirais pas à ces propos ; c’est jalousie de métier entre petites gens, dit le comte de Caylus.

– M. Descoulis aura un nom dans l’histoire, reprit le marquis ; il a fait la Restauration avec l’abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.

Cet homme a manié des millions, dit

Norbert, et je ne conçois pas qu’il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis

? lui criait-il

l’autre jour, d’un bout de la table à l’autre.

Mais est-il vrai qu’il ait trahi

? dit

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mademoiselle de La Mole. Qui n’a pas trahi ?

– Quoi ! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libéral ; et que diable vient-il y faire ? Il faut que je l’approche, que je lui parle, que je le fasse parler ; on dit qu’il a tant d’esprit.

– Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir ?

dit M. de Croisenois. Il a des idées si extravagantes, si généreuses, si indépendantes...

– Voyez, dit mademoiselle de la Mole, voilà l’homme indépendant qui salue jusqu’à terre M.

Descoulis, et qui saisit sa main. J’ai presque cru qu’il allait la porter à ses lèvres.

– Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le croyons, reprit M. de Croisenois.

– Sainclair vient ici pour être de l’Académie, dit Norbert ; voyez comme il salue le baron L***, Croisenois.

– Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit M. de Luz.

– Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez 560

de l’esprit, mais qui arrivez de vos montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait ce grand poète, fût-ce Dieu le père.

– Ah ! voici l’homme d’esprit par excellence, M. le baron Bâton, dit mademoiselle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l’annoncer.

– Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron Bâton ! dit M. de Caylus.

– Que fait le nom ? nous disait-il l’autre jour, reprit Mathilde. Figurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois ; il ne manque au public, à mon égard, qu’un peu d’habitude...

Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes finesses d’une moquerie légère, pour rire d’une plaisanterie, il prétendait qu’elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu’à y voir de l’envie, en quoi assurément il se trompait.

Le comte Norbert, se disait-il, à qui j’ai vu 561

faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s’il avait écrit de sa vie une page comme celle de M.

Sainclair.

Passant inaperçu à cause de son peu

d’importance, Julien s’approcha successivement de plusieurs groupes ; il suivait de loin le baron Bâton et voulait l’entendre. Cet homme de tant d’esprit avait l’air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu’il eut trouvé trois ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d’esprit avait besoin d’espace.

Le baron ne pouvait pas dire des mots ; il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.

Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu’un derrière Julien. Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C’est l’homme le plus fin du siècle.

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