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Tombé dans ce dernier abîme du malheur, un être humain n’a de ressources que le courage.

Julien n’eut pas assez de génie pour se dire : il faut oser ; mais comme il regardait la fenêtre de 773

la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu’elle éteignait sa lumière : il se figurait cette chambre charmante qu’il avait vue, hélas ! une fois en sa vie. Son imagination n’allait pas plus loin.

Une heure sonna, entendre le son de la cloche et se dire : je vais monter avec l’échelle, ne fut qu’un instant.

Ce fut l’éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux !

se disait-il. Il courut à l’échelle, le jardinier l’avait enchaînée. À l’aide du chien d’un de ses petits pistolets, qu’il brisa, Julien, animé dans ce moment d’une force surhumaine, tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l’échelle ; il en fut maître en peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de Mathilde.

Elle va se fâcher, m’accabler de mépris, qu’importe ? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue... mes lèvres toucheront sa joue avant que de mourir !

Il volait en montant l’échelle, il frappe à la persienne

; après quelques instants Mathilde

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l’entend, elle veut ouvrir la persienne, l’échelle s’y oppose : Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la persienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une violente secousse à l’échelle, et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.

Il se jette dans la chambre plus mort que vif :

– C’est donc toi ! dit-elle en se précipitant dans ses bras...

..................................................

Qui pourra décrire l’excès du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque égal.

Elle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à lui.

– Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de façon à l’étouffer ; tu es mon maître, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon à genoux d’avoir voulu me révolter. Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds. Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore ivre de bonheur et d’amour ; 775

règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave quand elle voudra se révolter.

Dans un autre moment elle s’arrache de ses bras, allume la bougie, et Julien a toutes les peines du monde à l’empêcher de se couper tout un côté de ses cheveux.

– Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante : si jamais un exécrable orgueil vient m’égarer, montre-moi ces cheveux et dis : Il n’est plus question d’amour, il ne s’agit pas de l’émotion que votre âme peut éprouver en ce moment, vous avez juré d’obéir, obéissez sur l’honneur.

Mais il est plus sage de supprimer la description d’un tel degré d’égarement et de félicité.

La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l’échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l’aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de l’orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que je m’impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu’une âme humaine 776

puisse goûter, c’est un sacrifice que je fais à votre réputation : si vous connaissez mon cœur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous êtes en ce moment

? Mais l’honneur parle, il suffit.

Apprenez que, lors de notre première entrevue, tous les soupçons n’ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d’espions, on sait ce qu’il fait chaque nuit...

À cette idée, Mathilde rit aux éclats. Sa mère et une femme de service furent éveillées ; tout à coup on lui adressa la parole à travers la porte.

Julien la regarda, elle pâlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.

– Mais si elles ont l’idée d’ouvrir la fenêtre, elles voient l’échelle ! lui dit Julien.

Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l’échelle et se laissa glisser plutôt qu’il ne descendit ; en un moment il fut à terre.

Trois secondes après, l’échelle était sous l’allée de tilleuls, et l’honneur de Mathilde sauvé.

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Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et presque nu : il s’était blessé en se laissant glisser sans précaution.

L’excès du bonheur lui avait rendu toute l’énergie de son caractère : vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet instant, n’eût été qu’un plaisir de plus.

Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise à l’épreuve

: il coucha l’échelle à sa place

ordinaire ; il replaça la chaîne qui la retenait ; il n’oublia point d’effacer l’empreinte que l’échelle avait laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.

Comme dans l’obscurité il promenait sa main sur la terre molle pour s’assurer que l’empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c’était tout un côté des cheveux de Mathilde, qu’elle avait coupé et qu’elle lui jetait.

Elle était à sa fenêtre.

– Voilà ce que t’envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c’est le signe d’une obéissance éternelle. Je renonce à l’exercice de ma raison, 778

sois mon maître.

Julien, vaincu, fut sur le point d’aller reprendre l’échelle et de remonter chez elle.

Enfin la raison fut la plus forte.

Rentrer du jardin dans l’hôtel n’était pas chose facile. Il réussit à forcer la porte d’une cave ; parvenu dans la maison, il fut obligé d’enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu’il venait d’abandonner si rapidement, jusqu’à la clef qui était dans la poche de son habit. Pourvu, pensa-t-il, qu’elle songe à cacher toute cette dépouille mortelle !

Enfin, la fatigue l’emporta sur le bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.

La cloche du déjeuner eut grand-peine à l’éveiller, il parut à la salle à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L’orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l’amour qui éclatait dans les yeux de cette personne si belle et environnée de tant d’hommages ; mais bientôt sa prudence eut lieu d’être effrayée.

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Sous prétexte du peu de temps qu’elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrangé ses cheveux de façon à ce que Julien pût apercevoir du premier coup d’œil toute l’étendue du sacrifice qu’elle avait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi belle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait parvenue ; tout un côté de ses beaux cheveux, d’un blond cendré, était coupé à un demi-pouce de la tête.

À déjeuner, toute la manière d’être de Mathilde répondit à cette première imprudence.

On eût dit qu’elle prenait à tâche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu’elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d’une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n’était pas compris. Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l’appeler mon maître. Il rougit jusqu’au blanc des yeux.

Soit hasard ou fait exprès de la part de madame de La Mole, Mathilde ne fut pas un 780

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