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En un instant, mademoiselle de La Mole arriva au point d’accabler Julien des marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d’esprit, et cet esprit triomphait dans l’art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures 789

cruelles.

Pour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l’action d’un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se défendre, en cet instant, il en vint à se mépriser soi-même. En s’entendant accabler de marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant d’esprit pour détruire toute bonne opinion qu’il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison et qu’elle n’en disait pas assez.

Pour elle, elle trouvait un plaisir d’orgueil délicieux à punir ainsi elle et lui de l’adoration qu’elle avait sentie quelques jours auparavant.

Elle n’avait pas besoin d’inventer et de penser pour la première fois les choses cruelles qu’elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que répéter ce que depuis huit jours disait dans son cœur l’avocat du parti contraire à l’amour.

Chaque mot centuplait l’affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, mademoiselle de La Mole le retint par le bras avec autorité.

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Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous entendra de la pièce voisine.

– Qu’importe ! reprit fièrement mademoiselle de La Mole, qui osera me dire qu’on m’entend ?

Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées qu’il a pu se figurer sur mon compte.

Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné, qu’il en sentait moins son malheur. Eh bien ! elle ne m’aime plus, se répétait-il en se parlant tout haut comme pour s’apprendre sa position. Il paraît qu’elle m’a aimé huit ou dix jours, et moi je l’aimerai toute la vie.

Est-il bien possible, elle n’était rien ! rien pour mon cœur, il y a si peu de jours !

Les jouissances d’orgueil inondaient le cœur de Mathilde ; elle avait donc pu rompre à tout jamais

! Triompher si complètement d’un

penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu’il n’a et n’aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse, que réellement elle n’avait plus d’amour en ce 791

moment.

Après une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins passionné que Julien, l’amour fût devenu impossible. Sans s’écarter un seul instant de ce qu’elle se devait à elle-même, mademoiselle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées, qu’elles peuvent paraître une vérité, même quand on s’en souvient de sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d’une scène si étonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C’était un défaut qu’on n’avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu’il devait et voulait faire, et l’exécutait.

Ce jour-là, après le déjeuner, comme madame de La Mole lui demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui avait apporté en secret, Julien en la 792

prenant sur une console fit tomber un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible.

Madame de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C’était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand-tante abbesse de Chelles ; c’était un présent des Hollandais au duc d’Orléans régent qui l’avait donné à sa fille...

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit mademoiselle de La Mole tout près de lui.

– Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d’agréer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire ; et il sortit.

– On dirait en vérité, dit madame de La Mole comme il s’en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu’il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le cœur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma mère a deviné 793

juste, tel est le sentiment qui l’anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu’elle lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent ; il me reste un grand exemple ; cette erreur est affreuse, humiliante !

Elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.

Que n’ai-je dit vrai ? pensait Julien, pourquoi l’amour que j’avais pour cette folle me tourmente-t-il encore ?

Cet amour, loin de s’éteindre comme il l’espérait, fit des progrès rapides. Elle est folle, il est vrai, se disait-il, en est-elle moins adorable ?

Est-il possible d’être plus jolie ? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs n’était-il pas réuni comme à l’envi chez mademoiselle de La Mole ? Ces souvenirs de bonheur passé s’emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l’ouvrage de la raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre

; ses essais sévères ne font qu’en

augmenter le charme.

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Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux japon, Julien était décidément l’un des hommes les plus malheureux.

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XXI

La note secrète

Car tout ce que je raconte, je l’ai

vu ; et si j’ai pu me tromper en le

voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.

Lettre à l’Auteur.

Le marquis le fit appeler ; M. de La Mole semblait rajeuni, son œil était brillant.

– Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu’elle est prodigieuse ! Pourriez-vous apprendre par cœur quatre pages et aller les réciter à Londres ? Mais sans changer un mot !...

Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vu, même lorsqu’il était question du procès Frilair.

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Julien avait déjà assez d’usage pour sentir qu’il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu’on lui montrait.

– Ce numéro de la Quotidienne n’est peut-être pas fort amusant ; mais, si monsieur le marquis le permet, demain matin j’aurai l’honneur de le lui réciter tout entier.

– Quoi ! même les annonces ?

Are sens