Duk, lui aussi, criait hurrah à sa manière, qui en valait bien une autre.
Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au bonheur de revoir leur capitaine ; ils sentaient leurs yeux inondés de larmes.
Le docteur s’assura de l’état d’Hatteras. Celui-ci n’était pas grièvement blessé. Le vent l’avait porté jusqu’à la côte, où l’abordage fut fort périlleux ; le hardi marin, plusieurs fois rejeté au large, parvint enfin, à force d’énergie, à se cramponner à un morceau de roc, et il réussit à se hisser au-dessus des flots.
Là, il perdit connaissance, après s’être roulé dans son pavillon, et il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de ses aboiements.
Après les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras du docteur, le chemin de la chaloupe.
– Le pôle ! le pôle Nord ! répétait-il en marchant.
– Vous êtes heureux ! lui disait le docteur.
– Oui, heureux ! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette joie de se trouver ici ? Cette terre que nous foulons, c’est la terre du pôle ! Cette mer que nous avons traversée, c’est la mer du pôle ! Cet air que nous respirons, c’est l’air du pôle ! Oh ! le pôle Nord ! le pôle Nord !
En parlant ainsi, Hatteras était en proie à une exaltation violente, à une sorte de fièvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et ses pensées bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet état de surexcitation aux épouvantables périls que le capitaine venait de traverser.
Hatteras avait évidemment besoin de repos, et l’on s’occupa de chercher un lieu de campement.
Altamont trouva bientôt une grotte faite de rochers que leur chute avait arrangés en forme de caverne ; Johnson et Bell y apportèrent les provisions et lâchèrent les chiens Groënlandais.
Vers onze heures, tout fut préparé pour un repas ; la toile de la tente servait de nappe ; le déjeuner, composé de pemmican, de viande salée, de thé et de café, s’étalait à terre et ne demandait qu’à se laisser dévorer.
Mais auparavant, Hatteras exigea que le relevé de l’île fût fait ; il voulait savoir exactement à quoi s’en tenir sur sa position.
Le docteur et Altamont prirent alors leurs instruments, et, après observation, ils obtinrent, pour la position précise de la grotte, 89° 59’ 15 de latitude. La longitude, à cette hauteur, n’avait plus aucune importance, car tous les méridiens se confondaient à quelques centaines de pieds plus haut.
Donc, en réalité, l’île se trouvait située au pôle Nord, et le quatre-vingt-dixième degré de latitude n’était qu’à quarante-cinq secondes de là, exactement à trois quarts de mille[77] , c’est-à-dire vers le sommet du volcan.
Quand Hatteras connut ce résultat, il demanda qu’il fût consigné dans un procès-verbal fait en double, qui devait être déposé dans un cairn sur la côte.
Donc, séance tenante, le docteur prit la plume et rédigea le document suivant, dont l’un des exemplaires figure maintenant aux archives de la Société royale géographique de Londres.
« Ce 11 juillet 1861, par 89° 59’ 15 » de latitude septentrionale, a été découverte « l’île de la Reine », au pôle Nord, par le capitaine Hatteras, commandant le brick le Forward, de Liverpool, qui a signé, ainsi que ses compagnons.
« Quiconque trouvera ce document est prié de le faire parvenir à l’Amirauté.
« Signé : John HATTERAS, commandant du Forward ; docteur CLAWBONNY ; ALTAMONT, commandant du Porpoise ; JOHNSON, maître d’équipage ; BELL, charpentier. »
– Et maintenant, mes amis, à table ! dit gaiement le docteur.
Chapitre 24 COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE
Il va sans dire que, pour se mettre à table, on s’asseyait à terre.
– Mais, disait Clawbonny, qui ne donnerait toutes les tables et toutes les salles à manger du monde pour dîner par 89° 59’ et 15 de latitude boréale !
Les pensées de chacun se rapportaient en effet à la situation présente ; les esprits étaient en proie à cette prédominante idée du pôle Nord. Dangers bravés pour l’atteindre, périls à vaincre pour en revenir, s’oubliaient dans ce succès sans précédent. Ce que ni les anciens, ni les modernes, ce que ni les Européens, ni les Américains, ni les Asiatiques n’avaient pu faire jusqu’ici, venait d’être accompli.
Aussi le docteur fut-il bien écouté de ses compagnons quand il raconta tout ce que sa science et son inépuisable mémoire purent lui fournir à propos de la situation actuelle.
Ce fut avec un véritable enthousiasme qu’il proposa de porter tout d’abord un toast au capitaine.
– À John Hatteras ! dit-il.
– À John Hatteras ! firent ses compagnons d’une seule voix.
– Au pôle Nord ! répondit le capitaine, avec un accent étrange, chez cet être jusque-là si froid, si contenu, et maintenant en proie à une impérieuse surexcitation.
Les tasses se choquèrent, et les toasts furent suivis de chaleureuses poignées de main.
– Voilà donc, dit le docteur, le fait géographique le plus important de notre époque ! Qui eût dit que cette découverte précéderait celles du centre de l’Afrique ou de l’Australie ! Vraiment, Hatteras, vous êtes au-dessus des Sturt et des Livingstone, des Burton et des Barth ! Honneur à vous !
– Vous avez raison, docteur, répondit Altamont ; il semble que, par les difficultés de l’entreprise, le pôle Nord devait être le dernier point de la terre à découvrir. Le jour où un gouvernement eût absolument voulu connaître le centre de l’Afrique, il y eût réussi inévitablement à prix d’hommes et d’argent ; mais ici, rien de moins certain que le succès, et il pouvait se présenter des obstacles absolument infranchissables.
– Infranchissables ! s’écria Hatteras avec véhémence, il n’y a pas d’obstacles infranchissables, il y a des volontés plus ou moins énergiques, voilà tout !
– Enfin, dit Johnson, nous y sommes, c’est bien. Mais enfin, monsieur Clawbonny, me direz-vous une bonne fois ce que ce pôle a de particulier ?
– Ce qu’il a, mon brave Johnson, il a qu’il est le seul point du globe immobile pendant que tous les autres points tournent avec une extrême rapidité.
– Mais je ne m’aperçois guère, répondit Johnson, que nous soyons plus immobiles ici qu’à Liverpool !
– Pas plus qu’à Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement ; cela tient à ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-même à ce mouvement ou à ce repos ! Mais le fait n’en est pas moins certain. La terre est douée d’un mouvement de rotation qui s’accomplit en vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposé s’opérer sur un axe dont les extrémités passent au pôle Nord et au pôle Sud. Eh bien ! nous sommes à l’une des extrémités de cet axe nécessairement immobile.
– Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous restons en repos ?
– À peu près, car nous ne sommes pas absolument au pôle !