– Oui ! l’Islande, reprit l’Américain ; mais si près du pôle !
– Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross, n’a-t-il pas constaté, sur le continent austral, l’existence de l’Erebus et du Terror, deux monts ignivomes en pleine activité par cent soixante-dix degrés de longitude et soixante-dix-huit degrés, de latitude ? Pourquoi donc des volcans n’existeraient-ils pas au pôle Nord ?
– Cela est possible, en effet, répondit Altamont.
– Ah ! s’écria le docteur, je le vois distinctement : c’est un volcan !
– Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.
– Le vent commence à venir de bout, dit Johnson.
– Bordez la misaine, et au plus près.
Mais cette manœuvre eut pour résultat d’éloigner la chaloupe du point observé, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.
Cependant on ne pouvait plus douter de la proximité de la côte. C’était donc là le but du voyage entrevu, sinon atteint, et vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce nouveau sol fût foulé par un pied humain. La Providence, après leur avoir permis de s’en approcher de si près, ne voudrait pas empêcher ces audacieux marins d’y atterrir.
Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la joie qu’une semblable découverte devait produire ; chacun se renfermait en lui-même et se demandait ce que pouvait être cette terre du pôle. Les animaux semblaient la fuir ; à l’heure du soir, les oiseaux, au lieu d’y chercher un refuge, s’envolaient dans le sud à tire-d’ailes ! Était-elle donc si inhospitalière qu’une mouette ou un ptarmigan n’y pussent trouver asile ? Les poissons eux-mêmes, les grands cétacés, fuyaient rapidement cette côte à travers les eaux transparentes. D’où venait ce sentiment de répulsion, sinon de terreur, commun à tous les êtres animés qui hantaient cette partie du globe ?
Les navigateurs avaient subi l’impression générale ; ils se laissaient aller aux sentiments de leur situation, et, peu à peu, chacun d’eux sentit le sommeil alourdir ses paupières.
Le quart revenait à Hatteras ! Il prit la barre ; le docteur, Altamont, Johnson et Bell, étendus sur les bancs, s’endormirent l’un après l’autre, et bientôt ils furent plongés dans le monde des rêves.
Hatteras essaya de résister au sommeil ; il ne voulait rien perdre de ce temps précieux ; mais le mouvement lent de la chaloupe le berçait insensiblement, et il tomba malgré lui dans une irrésistible somnolence.
Cependant l’embarcation marchait à peine ; le vent ne parvenait pas à gonfler sa voile détendue. Au loin, quelques glaçons immobiles dans l’ouest réfléchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques incandescentes en plein Océan.
Hatteras se prit à rêver. Sa pensée rapide erra sur toute son existence ; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse particulière aux songes, qu’aucun savant n’a encore pu calculer ; il fit un retour sur ses jours écoulés ; il revit son hivernage, la baie Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de l’Américain sous les glaces.
Alors il retourna plus loin dans le passé ; il rêva de son navire, du Forward incendié, de ses compagnons, des traîtres qui l’avaient abandonné. Qu’étaient-ils devenus ? Il pensa à Shandon, à Wall, au brutal Pen. Où étaient-ils ? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin à travers les glaces ?
Puis, son imagination de rêveur plana plus haut encore, et il se retrouva à son départ d’Angleterre, à ses voyages précédents, à ses tentatives avortées, à ses malheurs. Alors il oublia sa situation présente, sa réussite prochaine, ses espérances à demi réalisées. De la joie son rêve le rejeta dans les angoisses.
Pendant deux heures ce fut ainsi ; puis, sa pensée reprit un nouveau cours ; elle le ramena vers le pôle ; il se vit posant enfin le pied sur ce continent anglais, et déployant le pavillon du Royaume-Uni.
Tandis qu’il sommeillait ainsi, un nuage énorme, de couleur olivâtre, montait sur l’horizon et assombrissait l’Océan.
On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des masses d’air pour les remplacer. C’est ce qui peut expliquer l’énergie des tempêtes boréales.
Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s’étaient arrachés à leur sommeil, prêts à manœuvrer.
La mer se soulevait en lames hautes, à base peu développée ; la chaloupe, ballottée par une violente houle, plongeait dans des gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d’une vague aiguë, en s’inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrés.
Hatteras avait repris d’une main ferme la barre, qui jouait avec bruit dans la tête du gouvernail ; quelquefois, cette barre, violemment prise dans une embardée, le repoussait et le courbait malgré lui. Johnson et Bell s’occupaient sans relâche à vider l’eau embarquée dans les plongeons de la chaloupe.
– Voilà une tempête sur laquelle nous ne comptions guère, dit Altamont en se cramponnant à son banc.
– Il faut s’attendre à tout ici, répondit le docteur.
Ces paroles s’échangeaient au milieu des sifflements de l’air et du fracas des flots, que la violence du vent réduisait à une impalpable poussière liquide ; il devenait presque impossible de s’entendre.
Le nord était difficile à tenir ; les embruns épais ne laissaient pas entrevoir la mer au-delà de quelques toises ; tout point de repère avait disparu.
Cette tempête subite, au moment où le but allait être atteint, semblait renfermer de sévères avertissements ; elle apparaissait à des esprits surexcités comme une défense d’aller plus loin. La nature voulait-elle donc interdire l’accès du pôle ? Ce point du globe était-il entouré d’une fortification d’ouragans et d’orages qui ne permettait pas d’en approcher ?
Cependant, à voir la figure énergique de ces hommes, on eût compris qu’ils ne céderaient ni au vent ni aux flots, et qu’ils iraient jusqu’au bout.
Ils luttèrent ainsi pendant toute la journée, bravant la mort à chaque instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempés sous une pluie tiède, et mouillés par les paquets de mer que la tempête leur jetait au visage ; aux sifflements de l’air se mêlaient parfois de sinistres cris d’oiseaux.
Mais au milieu même d’une recrudescence du courroux des flots, vers six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne l’eût pas soulevée pendant douze heures. L’ouragan semblait avoir respecté cette partie de l’Océan polaire.
Que se passait-il donc ? Un phénomène extraordinaire, inexplicable, et dont le capitaine Sabine fut témoin pendant ses voyages aux mers groënlandaises.
Le brouillard, sans se lever, s’était fait étrangement lumineux.
La chaloupe naviguait dans une zone de lumière électrique, un immense feu Saint-Elme resplendissait, mais sans chaleur. Le mât, la voile, les agrès se dessinaient en noir sur le fond phosphorescent du ciel avec une incomparable netteté ; les navigateurs demeuraient plongés dans un bain de rayons transparents, et leurs figures se coloraient de reflets enflammés.
L’accalmie soudaine de cette portion de l’Océan provenait sans doute du mouvement ascendant des colonnes d’air, tandis que la tempête, appartenant au genre des cyclones[76] , tournait avec rapidité autour de ce centre paisible.
Mais cette atmosphère en feu fit venir une pensée à l’esprit d’Hatteras.
– Le volcan ! s’écria-t-il.
– Est-ce possible ? fit Bell.
– Non ! non ! répondit le docteur ; nous serions étouffés si ses flammes s’étendaient jusqu’à nous.
– C’est peut-être son reflet dans le brouillard, fit Altamont.