À la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient en bandes innombrables, pareilles à des nuages épais et gros de tempêtes. Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient dans leur ensemble tous les spécimens de la grande famille aquatique, depuis l’albatros, si commun aux contrées australes jusqu’au pingouin des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris produisaient un assourdissement continuel. À les considérer, le docteur perdait sa science de naturaliste ; les noms de ces espèces prodigieuses lui échappaient, et il se surprenait à courber la tête, quand leurs ailes battaient l’air avec une indescriptible puissance.
Quelques-uns de ces monstres aériens déployaient jusqu’à vingt pieds d’envergure ; ils couvraient entièrement la chaloupe sous leur vol, et il y avait là par légions de ces oiseaux dont la nomenclature ne parut jamais dans l’« Index Ornithologus » de Londres.
Le docteur était abasourdi, et, en somme, stupéfait de trouver sa science en défaut.
Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel, glissait à la surface de cet océan paisible, il rencontrait des productions non moins étonnantes du règne animal, et, entre autres, des méduses dont la largeur atteignait jusqu’à trente pieds ; elles servaient à la nourriture générale de la gent aérienne, et flottaient comme de véritables îlots au milieu d’algues et de varechs gigantesques. Quel sujet d’étonnement ! Quelle différence avec ces autres méduses microscopiques observées par Scoresby dans les mers du Groënland, et dont ce navigateur évalua le nombre à vingt-trois trilliards huit cent quatre-vingt-huit billiards de milliards dans un espace de deux milles carrés[75] !
Enfin, lorsqu’au-delà de la superficie liquide le regard plongeait dans les eaux transparentes, le spectacle n’était pas moins surnaturel de cet élément sillonné par des milliers de poissons de toutes les espèces ; tantôt ces animaux s’enfonçaient rapidement au plus profond de la masse liquide, et l’œil les voyait diminuer peu à peu, décroître, s’effacer à la façon des spectres fantasmagoriques ; tantôt, quittant les profondeurs de l’Océan, ils remontaient en grandissant à la surface des flots. Les monstres marins ne paraissaient aucunement effrayés de la présence de la chaloupe ; ils la caressaient au passage de leurs nageoires énormes ; là où des baleiniers de profession se fussent à bon droit épouvantés, les navigateurs n’avaient pas même la conscience d’un danger couru, et cependant quelques-uns de ces habitants de la mer atteignaient à de formidables proportions.
Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux ; le narwal, fantastique comme la licorne, armé de sa défense longue, étroite et conique, outil merveilleux qui lui sert à scier les champs de glace, poursuivait les cétacés plus craintifs ; des baleines innombrables, chassant par leurs évents des colonnes d’eau et de mucilage, remplissaient l’air d’un sifflement particulier, le nord-caper à la queue déliée, aux larges nageoires caudales, fendait la vague avec une incommensurable vitesse, se nourrissant dans sa course d’animaux rapides comme lui, de gades ou de scombres, tandis que la baleine blanche, plus paresseuse, engloutissait paisiblement des mollusques tranquilles et indolents comme elle.
Plus au fond, les baleinoptères au museau pointu, les anarnacks Groënlandais allongés et noirâtres, les cachalots géants, espèce répandue au sein de toutes les mers, nageaient au milieu des bancs d’ambre gris, ou se livraient des batailles homériques qui rougissaient l’Océan sur une surface de plusieurs milles ; les physales cylindriques, le gros tegusik du Labrador, les dauphins à dorsale en lame de sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens, les chevaux, les ours marins, les lions, les éléphants de mer semblaient paître les humides pâturages de l’Océan, et le docteur admirait ces animaux innombrables aussi facilement qu’il eût fait des crustacés et des poissons à travers les bassins de cristal du Zoological-Garden.
Quelle beauté, quelle variété, quelle puissance dans la nature ! Comme tout paraissait étrange et prodigieux au sein de ces régions circumpolaires !
L’atmosphère acquérait une surnaturelle pureté ; on l’eût dite surchargée d’oxygène ; les navigateurs aspiraient avec délices cet air qui leur versait une vie plus ardente ; sans se rendre compte de ce résultat, ils étaient en proie à une véritable combustion, dont on ne peut donner une idée, même affaiblie ; leurs fonctions passionnelles, digestives, respiratoires, s’accomplissaient avec une énergie surhumaine ; les idées, surexcitées dans leur cerveau, se développaient jusqu’au grandiose : en une heure, ils vivaient la vie d’un jour entier.
Au milieu de ces étonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait paisiblement au souffle d’un vent modéré que les grands albatros activaient parfois de leurs vastes ailes.
Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la côte de la Nouvelle-Amérique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones tempérées comme pour les zones équinoxiales ; mais ici, le soleil, élargissant ses spirales, traçait un cercle rigoureusement parallèle à celui de l’Océan. La chaloupe, baignée dans ses rayons obliques, ne pouvait quitter ce centre lumineux qui se déplaçait avec elle.
Les êtres animés des régions hyperboréennes sentirent pourtant venir le soir, comme si l’astre radieux se fût dérobé derrière l’horizon. Les oiseaux, les poissons, les cétacés disparurent. Où ? Au plus profond du ciel ? Au plus profond de la mer ? Qui l’eût pu dire ? Mais, à leurs cris, à leurs sifflements, au frémissement des vagues agitées par la respiration des monstres marins, succéda bientôt la silencieuse immobilité ; les flots s’endormirent dans une insensible ondulation, et la nuit reprit sa paisible influence sous les regards étincelants du soleil.
Depuis le départ d’Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagné un degré dans le nord ; le lendemain, rien ne paraissait encore à l’horizon, ni ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes particuliers auxquels un marin pressent l’approche des îles ou des continents.
Le vent tenait bon sans être fort ; la mer était peu houleuse ; le cortège des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la veille ; le docteur, penché sur les flots, put voir les cétacés quitter leur profonde retraite et monter peu à peu à la surface de la mer ; quelques ice-bergs, et çà et là des glaçons épars, rompaient seuls l’immense monotonie de l’Océan.
Mais, en somme, les glaces étaient rares, et elles n’auraient pu gêner la marche d’un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait alors à dix degrés au-dessus du pôle du froid, et, au point de vue des parallèles de température, c’est comme si elle eût été à dix degrés au-dessous. Rien d’étonnant, dès lors, que la mer fût libre à cette époque, comme elle le devait être par le travers de la baie de Disko, dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bâtiment aurait eu là ses coudées franches pendant les mois d’été.
Cette observation a une grande importance pratique ; en effet, si jamais les baleiniers peuvent s’élever dans le bassin polaire, soit par les mers du nord de l’Amérique, soit par les mers du nord de l’Asie, ils sont assurés d’y faire rapidement leur cargaison, car cette partie de l’Océan paraît être le vivier universel, le réservoir général des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.
À midi, la ligne d’eau se confondait encore avec la ligne du ciel ; le docteur commençait à douter de l’existence d’un continent sous ces latitudes élevées.
Cependant, en réfléchissant, il était forcément conduit à croire à l’existence d’un continent boréal ; en effet, aux premiers jours du monde, après le refroidissement de la croûte terrestre, les eaux, formées par la condensation des vapeurs atmosphériques, durent obéir à la force centrifuge, s’élancer vers les zones équatoriales et abandonner les extrémités immobiles du globe. De là l’émersion nécessaire des contrées voisines du pôle, Le docteur trouvait ce raisonnement fort juste.
Et il semblait tel à Hatteras.
Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de l’horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent, les indices l’une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et qui n’eût pas connu ses pensées l’eût admiré, cependant, tant il y avait dans son attitude d’énergiques désirs et d’anxieuses interrogations.
Chapitre 22 LES APPROCHES DU PÔLE
Le temps s’écoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se montrait à cette circonférence si nettement arrêtée. Pas un point qui ne fût ciel ou mer. Pas même à la surface des flots, un brin de ces herbes terrestres qui firent tressaillir le cœur de Christophe Colomb marchant à la découverte de l’Amérique.
Hatteras regardait toujours.
Enfin, vers six heures du soir, une vapeur de forme indécise, mais sensiblement élevée, apparut au-dessus du niveau de la mer ; on eût dit un panache de fumée ; le ciel était parfaitement pur : donc cette vapeur ne pouvait s’expliquer par un nuage ; elle disparaissait par instants, et reparaissait, comme agitée.
Hatteras fut le premier à observer ce phénomène ; ce point indécis, cette vapeur inexplicable, il l’encadra dans le champ de sa lunette, et pendant une heure encore il l’examina sans relâche.
Tout à coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard, car il étendit le bras vers l’horizon, et d’une voix éclatante il s’écria :
– Terre ! terre !
À ces mots, chacun se leva comme mû par une commotion électrique.
Une sorte de fumée s’élevait sensiblement au-dessus de la mer.
– Je vois ! je vois ! s’écria le docteur.
– Oui ! certes… oui, fit Johnson.
– C’est un nuage, dit Altamont.
– Terre ! terre ! répondit Hatteras avec une inébranlable conviction.
Les cinq navigateurs examinèrent encore avec la plus grande attention.
Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur éloignement rend indécis, le point observé semblait avoir disparu. Enfin les regards le saisirent de nouveau, et le docteur crut même surprendre une lueur rapide à vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.
– C’est un volcan ! s’écria-t-il.
– Un volcan ? fit Altamont.
– Sans doute.
– Sous une latitude si élevée !
– Et pourquoi pas ? reprit le docteur ; l’Islande n’est-elle pas une terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans ?