Un vent assez, violent ayant sauté dans le nord, il avait fallu chercher pour la tente un abri sûr au fond d’un ravin ; le ciel était menaçant ; des nuages allongés sillonnaient l’air avec une grande rapidité ; ils rasaient le sol d’assez près, et l’on avait de la peine à les suivre dans leur course échevelée ; parfois, quelques lambeaux de ces vapeurs traînaient jusqu’à terre, et la tente ne se maintenait contre l’ouragan qu’avec la plus grande difficulté.
– Une vilaine nuit qui se prépare, dit Johnson après le souper.
– Elle ne sera pas froide, mais bruyante, répondit le docteur ; prenons nos précautions, et assurons la tente avec de grosses pierres.
– Vous avez raison, monsieur Clawbonny ; si l’ouragan entraînait notre abri de toile, Dieu sait où nous pourrions le rattraper.
Les précautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer à ce danger, et les voyageurs fatigués essayèrent de dormir.
Mais cela leur fut impossible ; la tempête s’était déchaînée et se précipitait du sud au nord avec une incomparable violence ; les nuages s’éparpillaient dans l’espace comme la vapeur hors d’une chaudière qui vient de faire explosion ; les dernières avalanches, sous les coups de l’ouragan, tombaient dans les ravines, et les échos renvoyaient en échange leurs sourdes répercussions ; l’atmosphère semblait être le théâtre d’un combat à outrance entre l’air et l’eau, deux éléments formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille.
L’oreille surexcitée percevait dans le grondement général des bruits particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent ; on entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de l’acier qui se rompt, au milieu des roulements allongés de la tempête.
Ces derniers s’expliquaient naturellement par les avalanches tordues dans les tourbillons, mais le docteur ne savait à quoi attribuer les autres.
Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels l’ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de violence, les voyageurs échangeaient leurs suppositions.
– Il se produit là, disait le docteur, des chocs, comme si des ice-bergs et des ice-fields se heurtaient.
– Oui, répondait Altamont, on dirait que l’écorce terrestre se disloque tout entière. Tenez, entendez-vous ?
– Si nous étions près de la mer, reprenait le docteur, je croirais véritablement à une rupture des glaces.
– En effet, répondit Johnson, ce bruit ne peut s’expliquer autrement.
– Nous serions donc arrivés à la côte ? dit Hatteras.
– Cela ne serait pas impossible, répondit le docteur ; tenez, ajouta-t-il après un craquement d’une violence extrême, ne dirait-on pas un écrasement de glaçons ? Nous pourrions bien être fort rapprochés de l’Océan.
– S’il en est ainsi, reprit Hatteras, je n’hésiterai pas à me lancer au travers des champs de glace.
– Oh ! fit le docteur, ils ne peuvent manquer d’être brisés après une tempête pareille. Nous verrons demain ; quoi qu’il en soit, s’il y a quelque troupe d’hommes à voyager par une nuit pareille, je la plains de tout mon cœur.
L’ouragan dura pendant dix heures sans interruption, et aucun des hôtes de la tente ne put prendre un instant de sommeil ; la nuit se passa dans une profonde inquiétude.
En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une tempête, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur aurait bien voulu aller au-dehors reconnaître l’état des choses ; mais comment s’aventurer dans ces vents déchaînés ?
Heureusement, l’ouragan s’apaisa dès les premières heures du jour ; on put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment résisté ; le docteur, Hatteras et Johnson se dirigèrent vers une colline haute de trois cents pieds environ ; ils la gravirent assez facilement.
Leurs regards s’étendirent alors sur un pays métamorphosé, fait de roches vives, d’arêtes aiguës, et entièrement dépourvu de glace. C’était l’été succédant brusquement à l’hiver chassé par la tempête ; la neige, rasée par l’ouragan comme par une lame affilée, n’avait pas eu le temps de se résoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute son âpreté primitive.
Mais où les regards d’Hatteras se portèrent rapidement, ce fut vers le nord. L’horizon y paraissait baigné dans des vapeurs noirâtres.
– Voilà qui pourrait bien être l’effet produit par l’Océan, dit le docteur.
– Vous avez raison, fit Hatteras, la mer doit être là.
– Cette couleur est ce que nous appelons le « blink » de l’eau libre, dit Johnson.
– Précisément, reprit le docteur.
– Eh bien, au traîneau ! s’écria Hatteras, et marchons à cet Océan nouveau !
– Voilà qui vous réjouit le cœur, dit Clawbonny au capitaine.
– Oui, certes, répondit celui-ci avec enthousiasme ; avant peu, nous aurons atteint le pôle ! Et vous, mon bon docteur, est-ce que cette perspective ne vous rend pas heureux ?
– Moi ! je suis toujours heureux, et surtout du bonheur des autres !
Les trois Anglais revinrent à la ravine, et, le traîneau préparé, on leva le campement. La route fut reprise ; chacun craignait de retrouver encore les traces de la veille ; mais, pendant le reste du chemin, pas un vestige de pas étrangers ou indigènes ne se montra sur le sol. Trois heures après, on arrivait à la côte.
– La mer ! la mer ! dit-on d’une seule voix.
– Et la mer libre ! s’écria le capitaine. Il était dix heures du matin.
En effet, l’ouragan avait fait place nette dans le bassin polaire ; les glaces, brisées et disloquées, s’en allaient dans toutes les directions ; les plus grosses, formant des ice-bergs, venaient de « lever l’ancre », suivant l’expression des marins, et voguaient en pleine mer. Le champ avait subi un rude assaut de la part du vent ; une grêle de lames minces, de bavures et de poussière de glace était répandue sur les rochers environnants. Le peu qui restait de l’ice-field à l’arasement du rivage paraissait pourri ; sur les rocs, où déferlait le flot, s’allongeaient de larges algues marines et des touffes d’un varech décoloré.
L’Océan s’étendait au-delà de la portée du regard, sans qu’aucune île, aucune terre nouvelle, vînt en limiter l’horizon.
La côte formait dans l’est et dans l’ouest deux caps qui allaient se perdre en pente douce au milieu des vagues ; la mer brisait à leur extrémité, et une légère écume s’envolait par nappes blanches sur les ailes du vent, le sol de la Nouvelle-Amérique venait ainsi mourir à l’Océan polaire, sans convulsions, tranquille et légèrement incliné ; il s’arrondissait en baie très ouverte et formait une rade foraine délimitée par les deux promontoires. Au centre, un saillant du roc faisait un petit port naturel abrité sur trois points du compas : il pénétrait dans les terres par le large lit d’un ruisseau, chemin ordinaire des neiges fondues après l’hiver, et torrentueux en ce moment.
Hatteras, après s’être rendu compte de la configuration de la côte, résolut de faire ce jour même les préparatifs du départ, de lancer la chaloupe à la mer, de démonter le traîneau et de l’embarquer pour les excursions à venir.
Cela pouvait demander la fin de la journée. La tente fut donc dressée, et après un repas réconfortant, les travaux commencèrent ; pendant ce temps, le docteur prit ses instruments pour aller faire son point et déterminer le relevé hydrographique d’une partie de la baie.
Hatteras pressait le travail ; il avait hâte de partir ; il voulait avoir quitté la terre ferme et pris les devants, au cas où quelque détachement arriverait à la mer.
À cinq heures du soir, Johnson et Bell n’avaient plus qu’à se croiser les bras. La chaloupe se balançait gracieusement dans le petit havre, son mât dressé, son foc halé bas et sa misaine sur les cargues ; les provisions et les parties démontées du traîneau y avaient été transportées ; il ne restait plus que la tente et quelques objets de campement à embarquer le lendemain.