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– Il n’a rien pu me dire ; il l’ignore ; l’équipage est engagé comme cela. Où va-t-il ? Il ne le saura guère que lorsqu’il sera arrivé.

– Et encore, répondit un incrédule, s’ils vont au diable, comme cela m’en a tout l’air.

– Mais aussi quelle paye, reprit l’ami de Clifton en s’animant, quelle haute paye ! cinq fois plus forte que la paye habituelle ! Ah ! sans cela, Richard Shandon n’aurait trouvé personne pour s’engager dans des circonstances pareilles ! Un bâtiment d’une forme étrange qui va on ne sait où, et n’a pas l’air de vouloir beaucoup revenir ! Pour mon compte, cela ne m’aurait guère convenu.

– Convenu ou non, l’ami, répliqua maître Cornhill, tu n’aurais jamais pu faire partie de l’équipage du Forward.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que tu n’es pas dans les conditions requises, je me suis laissé dire que les gens mariés en étaient exclus. Or tu es dans la grande catégorie. Donc, tu n’as pas besoin de faire la petite bouche, ce qui, de ta part d’ailleurs, serait un véritable tour de force.

Le matelot, ainsi interpellé, se prit à rire avec ses camarades, montrant ainsi combien la plaisanterie de maître Cornhill était juste.

– II n’y a pas jusqu’au nom de ce bâtiment, reprit Cornhill, satisfait de lui-même, qui ne soit terriblement audacieux ! Le Forward[1] , Forward jusqu’où ? Sans compter qu’on ne connaît pas son capitaine, à ce brick-là ?

– Mais si, on le connaît, répondit un jeune matelot de figure assez naïve.

– Comment ! on le connaît ?

– Sans doute.

– Petit, fit Cornhill, en es-tu à croire que Shandon soit le capitaine du Forward ?

– Mais, répliqua le jeune marin…

– Sache donc que Shandon est le commander[2] , pas autre chose ; c’est un brave et hardi marin, un baleinier qui a fait ses preuves, un solide compère, digne en tout de commander, mais enfin il ne commande pas ; il n’est pas plus capitaine que toi ou moi, sauf mon respect ! Et quant à celui qui sera maître après Dieu à bord, il ne le connaît pas davantage. Lorsque le moment en sera venu, le vrai capitaine apparaîtra on ne sait comment et de je ne sais quel rivage des deux mondes, car Richard Shandon n’a pas dit et n’a pas eu la permission de dire vers quel point du globe il dirigerait son bâtiment.

– Cependant, maître Cornhill, reprit le jeune marin, je vous assure qu’il y a eu quelqu’un de présenté à bord, quelqu’un annoncé dans la lettre où la place de second était offerte à M. Shandon !

– Comment ! riposta Cornhill en fronçant le sourcil, tu vas me soutenir que le Forward a un capitaine à bord ?

– Mais oui, maître Cornhill.

– Tu me dis cela, à moi !

– Sans doute, puisque je le tiens de Johnson, le maître d’équipage.

– De maître Johnson ?

– Sans doute ; il me l’a dit à moi-même !

– Il te l’a dit ? Johnson ?

– Non seulement il m’a dit la chose, mais il m’a montré le capitaine.

– Il te l’a montré ! répliqua Cornhill stupéfait.

– Il me l’a montré.

– Et tu l’as vu ?

– Vu de mes propres yeux.

– Et qui est-ce ?

– C’est un chien.

– Un chien !

– Un chien à quatre pattes.

– Oui.

La stupéfaction fut grande parmi les marins du Nautilus. En toute autre circonstance, ils eussent éclaté de rire. Un chien capitaine d’un brick de cent soixante-dix tonneaux ! il y avait là de quoi étouffer ! Mais, ma foi, le Forward était un bâtiment si extraordinaire, qu’il fallait y regarder à deux fois avant de rire, avant de nier. D’ailleurs, maître Cornhill lui-même ne riait pas.

– Et c’est Johnson qui t’a montré ce capitaine d’un genre si nouveau, ce chien ? reprit-il en s’adressant au jeune matelot. Et tu l’as vu ?…

– Comme je vous vois, sauf votre respect !

– Eh bien, qu’en pensez-vous ? demandèrent les matelots à maître Cornhill.

– Je ne pense rien, répondit brusquement ce dernier, je ne pense rien, sinon que le Forward est un vaisseau du diable, ou de fous à mettre à Bedlam !

Les matelots continuèrent à regarder silencieusement le Forward, dont les préparatifs de départ touchaient à leur fin ; et pas un ne se rencontra parmi eux à prétendre que le maître d’équipage Johnson se fût moqué du jeune marin.

Cette histoire de chien avait déjà fait son chemin dans la ville, et parmi la foule des curieux plus d’un cherchait des yeux ce captain-dog, qui n’était pas éloigné de le croire un animal surnaturel.

Depuis plusieurs mois d’ailleurs, le Forward attirait l’attention publique ; ce qu’il y avait d’un peu extraordinaire dans sa construction, le mystère qui l’enveloppait, l’incognito gardé par son capitaine, la façon dont Richard Shandon reçut la proposition de diriger son armement, le choix apporté à la composition de l’équipage, cette destination inconnue à peine soupçonnée de quelques-uns, tout contribuait à donner à ce brick une allure plus qu’étrange.

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