C’était un tronc d’acajou, rongé par les vers jusqu’à son centre, circonstance sans laquelle il n’eût pas pu flotter.
– Voilà qui est triomphant, s’écria le docteur avec enthousiasme, car, puisque les courants de l’Atlantique n’ont pu le porter dans le détroit de Davis, puisqu’il n’a pu être chassé dans le bassin polaire par les fleuves de l’Amérique septentrionale, attendu que cet arbre-là croît sous l’Équateur, il est évident qu’il arrive en droite ligne de Behring. Et tenez, messieurs, voyez ces vers de mer qui l’ont rongé ; ils appartiennent aux espèces des pays chauds.
– II est certain, reprit Hall, que cela donne tort aux détracteurs du fameux passage.
– Mais cela les tue tout bonnement, répondit le docteur. Tenez, je vais vous faire l’itinéraire de ce bois d’acajou : il a été charrié vers l’océan Pacifique par quelque rivière de l’isthme de Panama ou du Guatemala ; de là, le courant l’a traîné le long des côtes d’Amérique jusqu’au détroit de Behring, et, bon gré, mal gré, il a dû entrer dans les mers polaires ; il n’est ni tellement vieux ni tellement imbibé qu’on ne puisse assigner une date récente à son départ ; il aura heureusement franchi les obstacles de cette longue suite de détroits qui aboutit à la mer de Baffîn, et, vivement saisi par le courant boréal, il est venu par le détroit de Davis se faire prendre à bord du Forward pour la plus grande joie du docteur Clawbonny, qui demande au commandant la permission d’en garder un échantillon.
– Faites donc, reprit Shandon ; mais permettez-moi à mon tour de vous apprendre que vous ne serez pas le seul possesseur d’une épave pareille. Le gouverneur Danois de l’île de Disko…
– Sur la côte du Groënland, continua le docteur, possède une table d’acajou faite avec un tronc pêché dans les mêmes circonstances ; je le sais, mon cher Shandon ; eh bien, je ne lui envie pas sa table, car, si ce n’était l’embarras, j’aurais là de quoi me faire toute une chambre à coucher.
Pendant la nuit du mercredi au jeudi, le vent souffla avec une extrême violence ; le drift wood[17] se montra plus fréquemment ; l’approche de la côte offrait des dangers à une époque où les montagnes de glace sont fort nombreuses ; le commandant fit donc diminuer de voiles, et le Forward courut seulement sous sa misaine et sa trinquette.
Le thermomètre descendit au-dessous du point de congélation. Shandon fit distribuer à l’équipage des vêtements convenables, une jaquette et un pantalon de laine, une chemise de flanelle, des bas de wadmel, comme en portent les paysans norvégiens. Chaque homme fut également muni d’une paire de bottes de mer parfaitement imperméables.
Quant à Captain, il se contentait de sa fourrure naturelle ; il paraissait peu sensible aux changements de température ; il devait avoir passé par plus d’une épreuve de ce genre, et, d’ailleurs, un danois n’avait pas le droit de se montrer difficile. On ne le voyait guère, et il se tenait presque toujours caché dans les parties les plus sombres du bâtiment.
Vers le soir, à travers une éclaircie de brouillard, la côte du Groënland se laissa entrevoir par 37°27’ de longitude ; le docteur, armé de sa lunette, put un instant distinguer une suite de pics sillonnés par de larges glaciers ; mais le brouillard se referma rapidement sur cette vision, comme le rideau d’un théâtre qui tombe au moment le plus intéressant de la pièce.
Le Forward se trouva, le 20 avril au matin, en vue d’un ice-berg haut de cent-cinquante pieds, échoué en cet endroit de temps immémorial ; les dégels n’ont pas prise sur lui, et respectent ses formes étranges. Snow l’a vu ; James Ross, en 1829, en prit un dessin exact, et en 1851, le lieutenant français Bellot, à bord du Prince Albert, le remarqua parfaitement. Naturellement le docteur voulut conserver l’image de cette montagne célèbre, et il en fit une esquisse très réussie.
Il n’est pas surprenant que de semblables masses soient échouées, et par conséquent s’attachent invinciblement au sol ; pour un pied hors de l’eau, elles ont à peu près deux au-dessous, ce qui donnerait à celle-ci quatre-vingts brasses environ de profondeur[18] .
Enfin, par une température qui ne fut à midi que de 12° (-11° centigrades), sous un ciel de neige et de brouillards, on aperçut le cap Farewel. Le Forward arrivait au jour fixé ; le capitaine inconnu, s’il lui plaisait de venir relever sa position par ce temps diabolique, n’aurait pas à se plaindre.
– Voilà donc, se dit le docteur, ce cap célèbre, ce cap si bien nommé ![19] Beaucoup l’ont franchi comme nous, qui ne devaient jamais le revoir ! Est-ce donc un adieu éternel dit à ses amis d’Europe ? Vous avez passé là, Frobisher, Knight, Barlow, Vaugham, Scroggs, Barentz, Hudson, Blosseville, Franklin, Crozier, Bellot, pour ne jamais revenir au foyer domestique, et ce cap a bien été pour vous le cap des Adieux !
Ce fut vers l’an 970 que des navigateurs partis de l’Islande[20] découvrirent le Groënland. Sébastien Cabot, en 1498, s’éleva jusqu’au 56e degré de latitude ; Gaspard et Michel Cotréal, de 1500 à 1502, parvinrent au 60e, et Martin Frobisher, en 1576, arriva jusqu’à la baie qui porte son nom.
À Jean Davis appartient l’honneur d’avoir découvert le détroit en 1585, et, deux ans plus tard, dans un troisième voyage, ce hardi navigateur, ce grand pêcheur de baleines, atteignit le soixante-treizième parallèle, à vingt-sept degrés du pôle.
Barentz en 1596, Weymouth en 1602, James Hall en 1605 et 1607, Hudson, dont le nom fut attribué à cette vaste baie qui échancre si profondément les terres d’Amérique, James Poole en 1611, s’avancèrent plus ou moins dans le détroit, à la recherche de ce passage du nord-ouest, dont la découverte eût singulièrement abrégé les voies de communication entre les deux mondes.
Baffin, en 1616, trouva dans la mer de ce nom le détroit de Lancastre ; il fut suivi en 1619 par James Munk, et en 1719 par Knight, Barlows, Waugham et Scrows, dont on n’a jamais eu de nouvelles.
En 1776, le lieutenant Pickersgill, envoyé à la rencontre du capitaine Cook, qui tentait de remonter par le détroit de Behring, pointa jusqu’au 68e degré ; l’année suivante, Young s’éleva dans le même but jusqu’à l’île des Femmes.
Vint alors James Ross qui fit, en 1818, le tour des côtes de la mer de Baffin, et corrigea les erreurs hydrographiques de ses devanciers.
Enfin en 1819 et 1820, le célèbre Parry s’élance dans le détroit de Lancastre, parvient à travers d’innombrables difficultés jusqu’à l’île Melville, et gagne la prime de cinq mille livres[21] promise par acte du parlement aux matelots anglais qui couperaient le cent-soixante-dixième méridien par une latitude plus élevée que le soixante-dix-septième parallèle.
En 1826, Becchey touche à l’île Chamisso, James Ross hiverne, de 1829 à 1833, dans le détroit du Prince Régent, et fait, entre autres travaux importants, la découverte du pôle magnétique.
Pendant ce temps, Franklin, par la voie de terre, reconnaissait les côtes septentrionales de l’Amérique, da la rivière Mackensie à la pointe Turnagain ; le capitaine Back marchait sur ses traces de 1823 à 1835, et ces explorations étaient complétées en 1839 par MM. Dease, Simpson et le docteur Rae.
Enfin, sir John Franklin, jaloux de découvrir le passage du nord-ouest, quitta l’Angleterre en 1845 sur l’Erebus et le Terror ; il pénétra dans la mer de Baffin, et depuis son passage à l’île Disko, on n’eut plus aucune nouvelle de son expédition.
Cette disparition détermina les nombreuses recherches qui ont amené la découverte du passage, et la reconnaissance de ces continents polaires si profondément déchiquetés ; les plus intrépides marins de l’Angleterre, de la France, des États-Unis, s’élancèrent vers ces terribles parages, et, grâce à leurs efforts, la carte si tourmentée, si difficile de ce pays, put figurer enfin aux archives de la Société royale géographique de Londres.
La curieuse histoire de ces contrées se présentait ainsi à l’imagination du docteur, tandis qu’appuyé sur la lisse, il suivait du regard le long sillage du brick. Les noms de ces hardis navigateurs se pressaient dans son souvenir, et il croyait entrevoir sous les arceaux glacés de la banquise les pâles fantômes de ceux qui ne revinrent pas.
Chapitre 7 L’ENTRÉE DU DÉTROIT DE DAVIS
Pendant cette journée, le Forward se fraya un chemin facile parmi les glaces à demi brisées ; le vent était bon, mais la température très basse ; les courants d’air, en se promenant sur les ice-fields[22] , rapportaient leurs froides pénétrations.
La nuit exigea la plus sévère attention ; les montagnes flottantes se resserraient dans cette passe étroite ; on en comptait souvent une centaine à l’horizon ; elles se détachaient des côtes élevées, sous la dent des vagues rongeantes et l’influence de la saison d’avril, pour aller se fondre ou s’abîmer dans les profondeurs de l’Océan. On rencontrait aussi de longs trains de bois dont il fallait éviter le choc ; aussi le crow’s-nest[23] fut mis en place au sommet du mât de misaine ; il consistait en un tonneau à fond mobile, dans lequel l’ice-master, en partie abrité contre le vent, surveillait la mer, signalait les glaces en vue, et même, au besoin, commandait la manœuvre.
Les nuits étaient courtes ; le soleil avait reparu depuis le 31 janvier par suite de la réfraction, et tendait à se maintenir de plus en plus au-dessus de l’horizon. Mais la neige arrêtait la vue, et, si elle n’amenait pas l’obscurité, rendait cette navigation pénible.
Le 21 avril, le cap Désolation apparut au milieu des brumes ; la manœuvre fatiguait l’équipage ; depuis l’entrée du brick au milieu des glaces, les matelots n’avaient pas eu un instant de repos ; il fallut bientôt recourir à la vapeur pour se frayer un chemin au milieu de ces blocs amoncelés.
Le docteur et maître Jonhson causaient ensemble sur l’arrière, pendant que Shandon prenait quelques heures de sommeil dans sa cabine. Clawbonny recherchait la conversation du vieux marin, auquel ses nombreux voyages avaient fait une éducation intéressante et sensée. Le docteur le prenait en grande amitié, et le maître d’équipage ne demeurait pas en reste avec lui.
– Voyez-vous, monsieur Clawbonny, disait Johnson, ce pays-ci n’est pas comme tous les autres ; on l’a nommé la Terre-Verte[24] , mais il n’y a pas beaucoup de semaines dans l’année où il justifie son nom !
– Qui sait, mon brave Johnson, répondit le docteur, si, au dixième siècle, cette terre n’avait pas le droit d’être appelée ainsi ? Plus d’une révolution de ce genre s’est produite dans notre globe, et je vous étonnerais beaucoup en vous disant que, suivant les chroniqueurs islandais, deux cents villages florissaient sur ce continent, il y a huit ou neuf cents ans !
– Vous m’étonneriez tellement, monsieur Clawbonny, que je ne pourrais pas vous croire, car c’est un triste pays.
– Bon ! si triste qu’il soit, il offre encore une retraite suffisante à des habitants, et même à des Européens civilisés.
– Sans doute ! À Disko, à Uppernawik, nous rencontrerons des hommes qui consentent à vivre sous de pareils climats ; mais j’ai toujours pensé qu’ils y demeuraient par force, non par goût.
– Je le crois volontiers ; cependant l’homme s’habitue à tout, et ces Groënlandais ne me paraissent pas être aussi à plaindre que les ouvriers de nos grandes villes ; ils peuvent être malheureux, mais, à coup sûr, ils ne sont point misérables ; encore, je dis malheureux, et ce mot ne rend pas ma pensée ; en effet, s’ils n’ont pas le bien-être des pays tempérés, ces gens-là, faits à ce rude climat, y trouvent évidemment des jouissances qu’il ne nous est pas donné de concevoir !
– II faut le penser, monsieur Clawbonny, puisque le ciel est juste ; mais bien des voyages m’ont amené sur ces côtes, et mon cœur s’est toujours serré à la vue de ces tristes solitudes ; on aurait dû, par exemple, égayer les caps, les promontoires, les baies par des noms plus engageants, car le cap des Adieux et le cap Désolation ne sont pas faits pour attirer les navigateurs !
– J’ai fait également cette remarque, répondit le docteur ; mais ces noms ont un intérêt géographique qu’il ne faut pas méconnaître ; ils décrivent les aventures de ceux qui les ont donnés ; auprès des noms des Davis, des Baffin, des Hudson, des Ross, des Parry, des Franklin, des Bellot, si je rencontre le cap Désolation, je trouve bientôt la baie de la Mercy ; le cap Providence fait pendant au port Anxiety, la baie Repulse[25] me ramène du cap Éden, et, quittant la pointe Turnagain[26] , je vais me reposer dans la baie du Refuge ; j’ai là, sous les yeux, cette incessante succession de périls, d’échecs d’obstacles, de succès, de désespoirs, de réussites, mêlés aux grands noms de mon pays, et, comme une série de médailles antiques, cette nomenclature me retrace toute l’histoire de ces mers.