– Commandant, si nous voulons profiter du flot, il ne faut pas perdre de temps ; nous ne serons pas dégagés des docks avant une bonne heure.
Shandon jeta un dernier regard autour de lui, et consulta sa montre. L’heure de la levée de midi était passée.
– Allez ! dit-il à son maître d’équipage.
– En route, vous autres ! cria celui-ci, en ordonnant aux spectateurs de vider le pont du Forward.
Il se fit alors un certain mouvement dans la foule qui se portait à la coupée du navire pour regagner le quai, tandis que les gens du brick détachaient les dernières amarres.
Or, la confusion inévitable de ces curieux que les matelots repoussaient sans beaucoup d’égards fut encore accrue par les hurlements du chien. Cet animal s’élança tout d’un coup du gaillard d’avant à travers la masse compacte des visiteurs. Il aboyait d’une voix sourde.
On s’écarta devant lui ; il sauta sur la dunette, et, chose incroyable, mais que mille témoins ont pu constater, ce dog-captain tenait une lettre entre ses dents.
– Une lettre ! s’écria Shandon ; mais il est donc à bord ?
– Il y était sans doute, mais il n’y est plus, répondit Johnson en montrant le pont complètement nettoyé de cette foule incommode.
– Captain ! Captain ! ici ! s’écriait le docteur, en essayant de prendre la lettre que le chien écartait de sa main par des bonds violents.
Il semblait ne vouloir remettre son message qu’à Shandon lui-même.
– Ici, Captain ! fit ce dernier.
Le chien s’approcha ; Shandon prit la lettre sans difficulté, et Captain fit alors entendre trois aboiements clairs au milieu du silence profond qui régnait à bord et sur les quais.
Shandon tenait la lettre sans l’ouvrir.
– Mais lisez donc ! lisez donc ! s’écria le docteur.
Shandon regarda. L’adresse, sans date et sans indication de lieu, portait seulement :
« Au commandant Richard Shandon, à bord du brick le Forward. »
Shandon ouvrit la lettre, et lut :
« Vous vous dirigerez vers le cap Farewel. Vous l’atteindrez le 20 avril. Si le capitaine ne paraît pas à bord, vous franchirez le détroit de Davis, et vous remonterez la mer de Baffin jusqu’à la baie Melville.
« Le capitaine du Forward
« K.Z. »
Shandon plia soigneusement cette lettre laconique, la mit dans sa poche et donna l’ordre du départ. Sa voix, qui retentit seule au milieu des sifflements du vent d’est, avait quelque chose de solennel.
Bientôt le Forward fut hors des bassins, et, dirigé par un pilote de Liverpool, dont le petit cotre suivait à distance, il prit le courant de la Mersey. La foule se précipita sur le quai extérieur qui longe les Docks Victoria, afin d’entrevoir une dernière fois ce navire étrange. Les deux huniers, la misaine et la brigantine furent rapidement établis, et, sous cette voilure, le Forward, digne de son nom, après avoir contourné la pointe de Birkenhead, donna à toute vitesse dans la mer d’Irlande.
Chapitre 5 LA PLEINE MER
Le vent, inégal mais favorable, précipitait avec force ses rafales d’avril. Le Forward fendait la mer rapidement, et son hélice, rendue folle, n’opposait aucun obstacle à sa marche. Vers les trois heures, il croisa le bateau à vapeur qui fait le service entre Liverpool et l’île de Man, et qui porte les trois jambes de Sicile écartelées sur ses tambours. Le capitaine le héla de son bord, dernier adieu qu’il fut donné d’entendre à l’équipage du Forward.
À cinq heures, le pilote remettait à Richard Shandon le commandement du navire, et regagnait son cotre, qui, virant au plus près, disparut bientôt dans le sud-ouest.
Vers le soir, le brick doubla le calf du Man, à l’extrémité méridionale de l’île de ce nom. Pendant la nuit, la mer fut très houleuse ; le Forward se comporta bien, laissa la pointe d’Ayr par le nord-ouest, et se dirigea vers le canal du Nord.
Johnson avait raison ; en mer, l’instinct maritime des matelots reprenait le dessus ; à voir la bonté du bâtiment, ils oubliaient l’étrangeté de la situation. La vie du bord s’établit régulièrement. Le docteur aspirait avec ivresse le vent de la mer ; il se promenait vigoureusement dans les rafales, et pour un savant il avait le pied assez marin.
– C’est une belle chose que la mer, dit-il à maître Johnson, en remontant sur le pont après le déjeuner. Je fais connaissance un peu tard avec elle, mais je me rattraperai.
– Vous avez raison, monsieur Clawbonny ; je donnerais tous les continents du monde pour un bout d’Océan. On prétend que les marins se fatiguent vite de leur métier ; voilà quarante ans que je navigue, et je m’y plais comme au premier jour.
– Quelle jouissance vraie de se sentir un bon navire sous les pieds, et, si j’en juge bien, le Forward se conduit gaillardement !
– Vous jugez bien, docteur, répondît Shandon qui rejoignit les deux interlocuteurs ; c’est un bon bâtiment, et j’avoue que jamais navire destiné à une navigation dans les glaces n’aura été mieux pourvu et mieux équipé. Cela me rappelle qu’il y a trente ans passés le capitaine James Ross allant chercher le passage du Nord-Ouest…
– Montait la Victoire, dit vivement le docteur, brick d’un tonnage à peu près égal au nôtre, également muni d’une machine à vapeur…
– Comment ! vous savez cela ?
– Jugez-en, repartit le docteur ; alors les machines étaient encore dans l’enfance de l’art, et celle de la Victoire lui causa plus d’un retard préjudiciable ; le capitaine James Ross, après l’avoir réparée vainement pièce par pièce, finit par la démonter, et l’abandonna à son premier hivernage.
– Diable ! fit Shandon ; vous êtes au courant, je le vois.
– Que voulez-vous ? reprit le docteur ; à force de lire, j’ai lu les ouvrages de Parry, de Ross, de Franklin, les rapports de MacClure, de Kennedy, de Kane, de MacClintock, et il m’en est resté quelque chose. J’ajouterai même que ce MacClintock, à bord du Fox, brick à hélice dans le genre du nôtre, est allé plus facilement et plus directement à son but que tous ses devanciers.
– Cela est parfaitement vrai, répondit Shandon ; c’est un hardi marin que ce MacClintock ; je l’ai vu à l’œuvre ; vous pouvez ajouter que comme lui nous nous trouverons dès le mois d’avril dans le détroit de Davis, et, si nous parvenons à franchir les glaces, notre voyage sera considérablement avancé.
– À moins, repartit le docteur, qu’il ne nous arrive comme au Fox, en 1857, d’être pris dès la première année par les glaces du nord de la mer de Baffin, et d’hiverner au milieu de la banquise.
– Il faut espérer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon, répondit maître Johnson ; et si avec un bâtiment comme le Forward on ne va pas où l’on veut, il faut y renoncer à jamais.