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Le troisième jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrèrent un lac de plusieurs acres d’étendue, et encore entièrement glacé par suite de son orientation à l’abri du soleil ; la glace était même assez forte pour supporter le poids des voyageurs et du traîneau. Cette glace paraissait dater d’un hiver éloigné, car ce lac ne devait jamais dégeler, par suite de sa position ; c’était un miroir compacte sur lequel les étés arctiques n’avaient aucune prise ; ce qui semblait confirmer cette observation, c’est que ses bords étaient entourés d’une neige sèche, dont les couches inférieures appartenaient certainement aux années précédentes.

À partir de ce moment, le pays s’abaissa sensiblement, d’où le docteur conclut qu’il ne pouvait avoir une grande étendue vers le nord ; d’ailleurs, il était très vraisemblable que la Nouvelle-Amérique n’était qu’une île et ne se développait pas jusqu’au pôle. Le sol s’aplanissait peu à peu ; à peine dans l’ouest quelques collines nivelées par l’éloignement et baignées dans une brume bleuâtre.

Jusque-là, l’expédition se faisait sans fatigue ; les voyageurs ne souffraient que de la réverbération des rayons solaires sur les neiges ; cette réflexion intense pouvait leur donner des snow-blindness[73] impossibles à éviter. En tout autre temps, ils eussent voyagé la nuit, pour éviter cet inconvénient ; mais alors la nuit manquait. La neige tendait heureusement à se dissoudre et perdait beaucoup de son éclat, lorsqu’elle était sur le point de se résoudre en eau.

La température s’éleva, le 28 juin, à quarante-cinq degrés au-dessus de zéro (+ 7° centigrades) ; cette hausse du thermomètre fut accompagnée d’une pluie abondante, que les voyageurs reçurent stoïquement, avec plaisir même ; elle venait accélérer la décomposition des neiges ; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et changer le mode de glissage du traîneau. La marche fut retardée sans doute ; mais, en l’absence d’obstacles sérieux, on avançait toujours.

Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies ou plates, à la façon des galets usés par le remous des vagues, et alors il se croyait près du bassin polaire ; cependant la plaine se déroulait sans cesse à perte de vue.

Elle n’offrait aucun vestige d’habitation, ni huttes, ni cairns, ni caches d’Esquimaux ; les voyageurs étaient évidemment les premiers à fouler cette contrée nouvelle ; les Groënlandais, dont les tribus hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et cependant, en ce pays, la chasse eût été fructueuse pour ces malheureux, toujours affamés ; on voyait parfois des ours qui suivaient sous le vent la petite troupe, sans manifester l’intention de l’attaquer ; dans le lointain, des bœufs musqués et des rennes apparaissaient par bandes nombreuses ; le docteur aurait bien voulu s’emparer de ces derniers pour renforcer son attelage ; mais ils étaient très fuyards et impossibles à prendre vivants.

Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre un bœuf musqué de moyenne taille, après avoir donné à ses compagnons une haute idée de son sang-froid et de son adresse ; c’était vraiment un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s’y connaissait, l’admirait fort. Le bœuf fut dépecé et fournit une nourriture fraîche et abondante.

Ces hasards de bons et succulents repas étaient toujours bien reçus ; les moins gourmands ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards de satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait lui-même, quand il se surprenait en extase devant ces opulents morceaux.

– Ne faisons pas les petites bouches, disait-il ; le repas est une chose importante dans les expéditions polaires.

– Surtout, répondit Johnson, quand il dépend d’un coup de fusil plus ou moins adroit !

– Vous avez raison, mon vieux Johnson, répliquait le docteur, et l’on songe moins à manger lorsqu’on sait le pot-au-feu en train de bouillir régulièrement sur les fourneaux de la cuisine.

Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté, comme s’il eût été soulevé par une commotion volcanique ; les cônes, les pics aigus se multiplièrent à l’infini et atteignirent de grandes hauteurs.

Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra bientôt en un véritable ouragan ; elle s’engouffrait à travers les rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en pleine terre, affectaient cependant des formes d’hummocks et d’ice-bergs ; leur présence sur ces plateaux élevés demeura inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout.

À la tempête succéda un temps chaud et humide ; ce fut un véritable dégel ; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se mêlait au bruit plus imposant des avalanches.

Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant l’air, déterminer des catastrophes ; ils étaient témoins de chutes fréquentes et terribles qu’ils n’auraient pas eu le temps de prévoir ; en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une effrayante instantanéité ; elles diffèrent en cela de celles de la Suisse ou de la Norvège ; là, en effet, se forme une boule, peu considérable d’abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts, renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se précipiter ; or, il n’en est pas ainsi dans les contrées frappées par le froid arctique ; le déplacement du bloc de glace y est inattendu, foudroyant ; sa chute n’est que l’instant de son départ, et qui le verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement écrasé par lui ; le boulet de canon n’est pas plus rapide, ni la foudre plus prompte ; se détacher, tomber, écraser ne fait qu’un pour l’avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable du tonnerre, et des répercussions étranges d’échos plus plaintifs que bruyants.

Aussi, aux yeux des spectateurs stupéfaits, se produisait-il parfois de véritables changements à vue ; le pays se métamorphosait ; la montagne devenait plaine sous l’attraction d’un brusque dégel ; lorsque l’eau du ciel, infiltrée dans les fissures des grands blocs, se solidifiait au froid d’une seule nuit, elle brisait alors tout obstacle par son irrésistible expansion, plus puissante encore en se faisant glace qu’en devenant vapeur, et le phénomène s’accomplissait avec une épouvantable instantanéité.

Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traîneau et ses conducteurs ; les précautions prises, tout danger fut évité. D’ailleurs, ce pays hérissé de crêtes, de contreforts, de croupes, d’ice-bergs, n’avait pas une grande étendue, et trois jours après, le 3 juillet, les voyageurs se retrouvèrent dans les plaines plus faciles.

Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phénomène, qui pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux mondes ; la petite troupe suivait une chaîne de collines hautes de cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs milles de longueur ; or, son versant oriental était couvert de neige, mais d’une neige entièrement rouge.

On conçoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et même le premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur se hâta sinon de rassurer, au moins d’instruire ses compagnons ; il connaissait cette particularité des neiges rouges, et les travaux d’analyse chimique faits à leur sujet par Wollaston, de Candolle et Baüer ; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans les contrées arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes ; de Saussure en recueillit une notable quantité sur le Breven en 1760, et, depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d’autres navigateurs en rapportèrent de leurs expéditions boréales.

Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait uniquement de la présence de corpuscules organiques ; longtemps les chimistes se demandèrent si ces corpuscules étaient d’une nature animale ou végétale ; mais ils reconnurent enfin qu’ils appartenaient à la famille des champignons microscopiques du genre « Uredo », que Baüer proposa d’appeler « Uredo nivalis ».

Alors le docteur, fouillant cette neige de son bâton ferré, fit voir à ses compagnons que la couche écarlate mesurait neuf pieds de profondeur, et il leur donna à calculer ce qu’il pouvait y avoir, sur un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants comptèrent jusqu’à quarante-trois mille dans un centimètre carré.

Cette coloration, d’après la disposition du versant, devait remonter à un temps très reculé, car ces champignons ne se décomposent ni par l’évaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s’altère pas.

Le phénomène, quoique expliqué, n’en était pas moins étrange ; la couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature ; la réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres ; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s’ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs.

Le docteur, qui n’avait pu examiner cette substance, lorsqu’il l’aperçut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici à son aise, et il en recueillit précieusement plusieurs bouteilles.

Ce sol rouge, ce « Champ de Sang », comme il l’appela, ne fut dépassé qu’après trois heures de marche, et le pays reprit son aspect habituel.

Chapitre 20 EMPREINTES SUR LA NEIGE

La journée du 4 juillet s’écoula au milieu d’un brouillard très épais. La route au nord ne put être maintenue qu’avec la plus grande difficulté ; à chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun accident n’arriva heureusement pendant l’obscurité ; Bell seulement perdit ses snow-shoes, qui se brisèrent contre une saillie de roc.

– Ma foi, dit Johnson, je croyais qu’après avoir fréquenté la Mersey et la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de brouillards, mais je vois que je me suis trompé !

– Eh bien, répondit Bell, nous devrions allumer des torches comme à Londres ou à Liverpool !

– Pourquoi pas ? répliqua le docteur ; c’est une idée, cela ; on éclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous nous dirigerions plus directement.

– Mais, dit Bell, comment se procurer des torches ?

– Avec de l’étoupe imbibée d’esprit-de-vin et fixée au bout de nos bâtons.

– Bien trouvé, répondit Johnson, et ce ne sera pas long à établir.

Un quart d’heure après, la petite troupe reprenait sa marche aux flambeaux au milieu de l’humide obscurité.

Mais si l’on alla plus droit, on n’alla pas plus vite, et ces ténébreuses vapeurs ne se dissipèrent pas avant le 6 juillet ; la terre s’étant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce brouillard comme les lambeaux d’une étoffe déchirée.

Aussitôt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs n’avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par jour.

Le 6, on se hâta donc de regagner le temps perdu, et l’on partit de bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche à l’avant, sondant le terrain et éventant le gibier ; Duk les accompagnait ; le temps, avec son étonnante mobilité, était redevenu très clair et très sec, et, bien que les guides fussent à deux milles du traîneau, le docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.

Il fut donc fort étonné de les voir s’arrêter tout d’un coup et demeurer dans une posture de stupéfaction ; ils semblaient regarder vivement au loin, comme des gens qui interrogent l’horizon.

Puis, se courbant vers le sol, ils l’examinaient avec attention et se relevaient surpris. Bell parut même vouloir se porter en avant ; mais Altamont le retint de la main.

– Ah ça ! que font-ils donc ? dit le docteur à Johnson.

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