– S’ils étaient nés sur les terres de l’Amérique septentrionale, ils sauraient ce qu’on doit penser de ce mammifère bipède et bimane qu’on appelle l’homme, et, à notre vue, ils n’auraient pas manqué de s’enfuir ! Non, il est probable qu’ils sont venus du nord, qu’ils sont originaires de ces contrées inconnues de l’Asie dont nos semblables ne se sont jamais approchés, et qu’ils ont traversé les continents voisins du pôle. Ainsi, Altamont, vous n’avez point le droit de les réclamer comme des compatriotes.
– Oh ! répondit Altamont, un chasseur n’y regarde pas de si près, et le gibier est toujours du pays de celui qui le tue !
– Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod ! pour mon compte, je renoncerais à tirer un coup de fusil de ma vie, plutôt que de jeter l’effroi parmi cette charmante population. Voyez ! Duk lui-même fraternise avec ces jolies bêtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela se peut ! La bonté est une force !
– Bien, bien, répondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilité, mais je voudrais vous voir avec votre bonté pour toute arme au milieu d’une bande d’ours et de loups !
– Oh ! je ne prétends point charmer les bêtes féroces, répondit le docteur ; je crois peu aux enchantements d’Orphée ; d’ailleurs, les ours et les loups ne viendraient pas à nous comme ces lièvres, ces perdrix et ces rennes.
– Pourquoi pas, répondit Altamont, s’ils n’avaient jamais vu d’hommes ?
– Parce que ces animaux-là sont naturellement féroces, et que la férocité, comme la méchanceté, engendre le soupçon ; c’est une remarque que les observateurs ont pu faire sur l’homme aussi bien que sur les animaux. Qui dit méchant dit méfiant, et la crainte est facile à ceux-là qui peuvent l’inspirer.
Cette petite leçon de philosophie naturelle termina l’entretien.
Toute la journée se passa dans cette ravine, que le docteur voulut appeler l’Arcadie-Boréale, à quoi ses compagnons ne s’opposèrent nullement, et, le soir venu, après un repas qui n’avait coûté la vie à aucun des habitants de cette contrée, les trois chasseurs s’endormirent dans le creux d’un rocher disposé tout exprès pour leur offrir un confortable abri.
Chapitre 17 LA REVANCHE D’ALTAMONT
Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se réveillèrent après la nuit passée dans la plus parfaite tranquillité. Le froid, sans être vif, les avait un peu piqués aux approches du matin ; mais, bien couverts, ils avaient dormi profondément, sous la garde des animaux paisibles.
Le temps se maintenant au beau, ils résolurent de consacrer encore cette journée à la reconnaissance du pays et à la recherche des bœufs musqués. Il fallait bien donner à Altamont la possibilité de chasser un peu, et il fut décidé que, quand ces bœufs seraient les animaux les plus naïfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D’ailleurs, leur chair, quoique fortement imprégnée de musc, fait un aliment savoureux, et les chasseurs se réjouissaient de rapporter au Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraîche et réconfortante.
Le voyage n’offrit aucune particularité pendant les premières heures de la matinée ; le pays, dans le nord-est, commençait à changer de physionomie ; quelques ressauts de terrain, premières ondulations d’une contrée montueuse, faisaient présager un sol nouveau. Cette terre de la Nouvelle-Amérique, si elle ne formait pas un continent, devait être au moins une île importante ; d’ailleurs, il n’était pas question de vérifier ce point géographique.
Duk courait au loin, et il tomba bientôt en arrêt sur des traces qui appartenaient à un troupeau de bœufs musqués ; il prit alors les devants avec une extrême rapidité et ne tarda pas à disparaître aux yeux des chasseurs.
Ceux-ci se guidèrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la précipitation leur apprit que le fidèle chien avait enfin découvert l’objet de leur convoitise.
Ils s’élancèrent en avant, et, après une heure et demie de marche, ils se trouvèrent en présence de deux animaux d’assez forte taille et d’un aspect véritablement redoutable ; ces singuliers quadrupèdes paraissaient étonnés des attaques de Duk, sans s’en effrayer d’ailleurs ; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le sol dépourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement à leur taille moyenne, à leurs cornes très élargies et soudées à la base, à cette curieuse absence de mufle, à leur chanfrein busqué comme celui du mouton et à leur queue très courte : l’ensemble de cette structure leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d’« ovibos », mot composé qui rappelle les deux natures d’animaux dont ils tiennent. Une bourre de poils épaisse et longue, et une sorte de soie brune et fine formaient leur pelage.
À la vue des chasseurs, les deux animaux ne tardèrent pas à prendre la fuite, et ceux-ci les poursuivirent à toutes jambes.
Mais les atteindre était difficile à des gens qu’une course soutenue d’une demi-heure essouffla complètement. Hatteras et ses compagnons s’arrêtèrent.
– Diable ! fit Altamont.
– Diable est le mot, répondit le docteur, dès qu’il put reprendre haleine. Je vous donne ces ruminants-là pour des Américains, et ils ne paraissent pas avoir de vos compatriotes une idée très avantageuse.
– Cela prouve que nous sommes de bons chasseurs, répondit Altamont.
Cependant les bœufs musqués, ne se voyant plus poursuivis, s’arrêtèrent dans une posture d’étonnement. Il devenait évident qu’on ne les forcerait pas à la course ; il fallait donc chercher à les cerner ; le plateau qu’ils occupaient alors se prêtait à cette manœuvre. Les chasseurs, laissant Duk harceler ces animaux, descendirent par les ravines avoisinantes, de manière à tourner le plateau. Altamont et le docteur se cachèrent à l’une de ses extrémités derrière des saillies de roc, tandis qu’Hatteras, en remontant à l’improviste par l’extrémité opposée, devait les rabattre sur eux.
Au bout d’une demi-heure, chacun avait gagné son poste.
– Vous ne vous opposez pas cette fois à ce qu’on reçoive ces quadrupèdes à coups de fusil ? dit Altamont.
– Non ! c’est de bonne guerre, répondit le docteur, qui, malgré sa douceur naturelle, était chasseur au fond de l’âme.
Ils causaient ainsi, quand ils virent les bœufs musqués s’ébranler, Duk à leurs talons ; plus loin, Hatteras, poussant de grands cris, les chassait du côté du docteur et de l’Américain, qui s’élancèrent bientôt au-devant de cette magnifique proie.
Aussitôt, les bœufs s’arrêtèrent, et, moins effrayés de la vue d’un seul ennemi, ils revinrent sur Hatteras ; celui-ci les attendit de pied ferme, coucha en joue le plus rapproché des deux quadrupèdes, fit feu, sans que sa balle, frappant l’animal en plein front, parvînt à enrayer sa marche. Le second coup de fusil d’Hatteras ne produisit d’autre effet que de rendre ces bêtes furieuses ; elles se jetèrent sur le chasseur désarmé et le renversèrent en un instant.
– Il est perdu ! s’écria le docteur.
Au moment où Clawbonny prononça ces paroles avec l’accent du désespoir, Altamont fit un pas en avant pour voler au secours d’Hatteras ; puis il s’arrêta, luttant contre lui-même et contre ses préjugés.
– Non ! s’écria-t-il, ce serait une lâcheté !
Il s’élança vers le théâtre du combat avec Clawbonny.
Son hésitation n’avait pas duré une demi-seconde.
Mais si le docteur vit ce qui se passait dans l’âme de l’Américain, Hatteras le comprit, lui qui se fût laissé tuer plutôt que d’implorer l’intervention de son rival. Toutefois, il eut à peine le temps de s’en rendre compte, car Altamont apparut près de lui.
Hatteras, renversé à terre, essayait de parer les coups de cornes et les coups de pieds des deux animaux ; mais il ne pouvait prolonger longtemps une pareille lutte.
Il allait inévitablement être mis en pièces, quand deux coups de feu retentirent ; Hatteras sentit les balles lui raser la tête.
– Hardi ! s’écria Altamont, qui rejetant loin de lui son fusil déchargé, se précipita sur les animaux irrités.
L’un des bœufs, frappé au cœur, tomba foudroyé ; l’autre, au comble de la fureur, allait éventrer le malheureux capitaine lorsque Altamont, se présentant face à lui, plongea entre ses mâchoires ouvertes sa main armée du couteau à neige ; de l’autre, il lui fendit la tête d’un terrible coup de hache.
Cela fut fait avec une rapidité merveilleuse, et un éclair eût illuminé toute cette scène.
Le second bœuf se courba sur ses jarrets et tomba mort.
– Hurrah ! hurrah ! s’écria Clawbonny.