– Voici la carte des mers polaires, reprit le docteur, qui s’était levé pour aller chercher les pièces du procès ; il sera facile d’y suivre la navigation de Mac Clure, et vous pourrez juger en connaissance de cause.
Le docteur étala sur la table l’une de ces excellentes cartes publiées par ordre de l’Amirauté, et qui contenait les découvertes les plus modernes faites dans les régions arctiques ; puis il reprit en ces termes :
– En 1848, vous le savez, deux navires, l’Herald, capitaine Kellet, et le Plover, commandant Moore, furent envoyés au détroit de Behring pour tenter d’y retrouver les traces de Franklin ; leurs recherches demeurèrent infructueuses ; en 1850, ils furent rejoints par Mac Clure, qui commandait l’Investigator, navire sur lequel il venait de faire la campagne de 1849 sous les ordres de James Ross. Il était suivi du capitaine Collinson, son chef, qui montait l’Entreprise ; mais il le devança, et, arrivé au détroit de Behring, il déclara qu’il n’attendrait pas plus longtemps, qu’il partirait seul sous sa propre responsabilité, et, entendez-moi bien, Altamont, qu’il découvrirait Franklin ou le passage.
Altamont ne manifesta ni approbation ni improbation.
– Le 5 août 1850, reprit le docteur, après avoir communiqué une dernière fois avec le Plover, Mac Clure s’enfonça dans les mers de l’est par une route à peu près inconnue ; voyez, c’est à peine si quelques terres sont indiquées sur cette carte. Le 30 août, le jeune officier relevait le cap Bathurst ; le 6 septembre, il découvrait la terre Baring qu’il reconnut depuis faire partie de la terre de Banks, puis la terre du Prince-Albert ; alors il prit résolument par ce détroit allongé qui sépare ces deux grandes îles, et qu’il nomma le détroit du Prince-de-Galles. Entrez-y par la pensée avec le courageux navigateur ! Il espérait déboucher dans le bassin de Melville que nous avons traversé, et il avait raison de l’espérer ; mais les glaces, à l’extrémité du détroit, lui opposèrent une infranchissable barrière. Alors, arrêté dans sa marche, Mac Clure hiverne de 1850 à 1851, et pendant ce temps il va au travers de la banquise s’assurer de la communication du détroit avec le bassin de Melville.
– Oui, fit Altamont, mais il ne le traversa pas.
– Attendez, fit le docteur. Pendant cet hivernage, les officiers de Mac Clure parcourent les côtes avoisinantes, Creswell, la terre de Baring, Haswelt, la terre du Prince-Albert au sud, et Wynniat le cap Walker au nord. En juillet, aux premiers dégels, Mac Clure tente une seconde fois d’entraîner l’Investigator dans le bassin de Melville ; il s’en approche à vingt milles, vingt milles seulement ! mais les vents l’entraînent irrésistiblement au sud, sans qu’il puisse forcer l’obstacle. Alors, il se décide à redescendre le détroit du Prince-de-Galles et à contourner la terre de Banks pour tenter par l’ouest ce qu’il n’a pu faire par l’est ; il vire de bord ; le 18, il relève le cap Kellet, et le 19, le cap du Prince-Alfred, deux degrés plus haut ; puis, après une lutte effroyable avec les ice-bergs, il demeure soudé dans le passage de Banks, à l’entrée de cette suite de détroits qui ramènent à la mer de Baffin.
– Mais il n’a pu les franchir, répondit Altamont.
– Attendez encore, et ayez la patience de Mac Clure. Le 26 septembre, il prit ses positions d’hiver dans la baie de la Mercy, au nord de la terre de Banks, et y demeura jusqu’en 1852 ; avril arrive ; Mac Clure n’avait plus d’approvisionnements que pour dix-huit mois. Cependant, il ne veut pas revenir ; il part, traverse en traîneau le détroit de Banks et arrive à l’île Melville. Suivons-le. Il espérait trouver sur ces côtes les navires du commandant Austin envoyés à sa rencontre par la mer de Baffin et le détroit de Lancastre ; il touche le 28 avril à Winter-Harbour, au point même où Parry hiverna trente-trois ans auparavant ; mais de navires, aucun ; seulement, il découvre dans un cairn un document par lequel il apprend que Mac Clintock, le lieutenant d’Austin, avait passé là l’année précédente, et était reparti. Où un autre eût désespéré, Mac Clure ne désespère pas. Il place à tout hasard dans le cairn un nouveau document, où il annonce son intention de revenir en Angleterre par le passage du nord-ouest qu’il a trouvé, en gagnant le détroit de Lancastre et la mer de Baffin. Si l’on n’entend plus parler de lui, c’est qu’il aura été entraîné au nord ou à l’ouest de l’île Melville ; puis il revient, non découragé, à la baie de la Mercy refaire un troisième hivernage, de 1852 à 1853.
– Je n’ai jamais mis son courage en doute, répondit Altamont, mais son succès.
– Suivons-le encore, répondit le docteur. Au mois de mars, réduit à deux tiers de ration, à la suite d’un hiver très rigoureux où le gibier manqua. Mac Clure se décida à renvoyer en Angleterre la moitié de son équipage, soit par la mer de Baffin, soit par la rivière Mackensie et la baie d’Hudson ; l’autre moitié devait ramener l’Investigator en Europe. Il choisit les hommes les moins valides, auxquels un quatrième hivernage eût été funeste ; tout était prêt pour leur départ, fixé au 15 avril, quand le 6, se promenant avec son lieutenant Creswell sur les glaces, Mac Clure aperçut, accourant du nord et gesticulant, un homme, et cet homme, c’était le lieutenant Pim, du Herald, le lieutenant de ce même capitaine Kellet, qu’il avait laissé deux ans auparavant au détroit de Behring, comme je vous l’ai dit en commençant. Kellet, parvenu à Winter-Harbour, avait trouvé le document laissé à tout hasard par Mac Clure ; ayant appris de la sorte sa situation dans la baie de la Mercy, il envoya son lieutenant Pim au-devant du hardi capitaine. Le lieutenant était suivi d’un détachement de marins du Herald, parmi lesquels se trouvait un enseigne de vaisseau français, M. de Bray, qui servait comme volontaire dans l’état-major du capitaine Kellet. Vous ne mettez pas en doute cette rencontre de nos compatriotes !
– Aucunement, répondit Altamont.
– Eh bien, voyons ce qui va arriver désormais, et si ce passage du nord-ouest aura été réellement franchi. Remarquez que si l’on reliait les découvertes de Parry à celles de Mac Clure, on trouverait que les côtes septentrionales de l’Amérique ont été contournées.
– Pas par un seul navire, répondit Altamont.
– Non, mais par un seul homme. Continuons. Mac Clure alla visiter le capitaine Kellet à l’île Melville ; il fit en douze jours les cent soixante-dix milles qui séparaient la baie de la Mercy de Winter-Harbour ; il convint avec le commandant du Herald de lui envoyer ses malades, et revint à son bord ; d’autres croiraient avoir assez fait à la place de Mac Clure, mais l’intrépide jeune homme voulut encore tenter la fortune. Alors, et c’est ici que j’appelle votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les malades et les infirmes de l’Investigator, quitta la baie de la Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de là, après un voyage de quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin, l’île de Beechey, et quelques jours après, avec douze de ses hommes, il prit passage à bord du Phénix.
– Où je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et nous revînmes en Angleterre.
– Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait à Londres, après avoir franchi tout l’espace compris entre le détroit de Behring et le cap Farewell.
– Eh bien, fit Hatteras, être arrivé d’un côté, être sorti par l’autre, cela s’appelle-t-il « avoir passé ? »
– Oui, répondit Altamont, mais en franchissant quatre cent soixante-dix milles sur les glaces.
– Eh ! qu’importe ?
– Tout est là, répondit l’Américain. Le navire de Mac Clure a-t-il fait la traversée, lui ?
– Non, répondit le docteur, car, après un quatrième hivernage, Mac Clure dut l’abandonner au milieu des glaces.
– Eh bien, dans un voyage maritime, c’est au vaisseau et non à l’homme de passer. Si jamais la traversée du nord-ouest doit devenir praticable, c’est à des navires et non à des traîneaux. Il faut donc que le navire accomplisse le voyage, ou à défaut du navire, la chaloupe.
– La chaloupe ! s’écria Hatteras, qui vit une intention évidente dans ces paroles de l’Américain.
– Altamont, se hâta de dire le docteur, vous faites une distinction puérile, et, à cet égard, nous vous donnons tous tort.
– Cela ne vous est pas difficile, messieurs, répondit l’Américain, vous êtes quatre contre un. Mais cela ne m’empêchera pas de garder mon avis.
– Gardez-le donc, s’écria Hatteras, et si bien, qu’on ne l’entende plus.
– Et de quel droit me parlez-vous ainsi ? reprit l’Américain en fureur.
– -De mon droit de capitaine ! répondit Hatteras avec colère.
– Suis-je donc sous vos ordres ? riposta Altamont.
– Sans aucun doute ! et malheur à vous, si…
Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il était temps ; les deux ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le cœur bien gros.
Cependant, après quelques paroles de conciliation, Altamont alla se coucher en sifflant l’air national du Yankee Doodle, et, dormant ou non, il ne dit pas un seul mot.
Hatteras sortit de la tente et se promena à grands pas au-dehors ; il ne rentra qu’une heure après, et se coucha sans avoir prononcé une parole.
Chapitre 16 L’ARCADIE BORÉALE
Le 29 mai, pour la première fois, le soleil ne se coucha pas ; son disque vint raser le bord de l’horizon, l’effleura à peine et se releva aussitôt ; on entrait dans la période des jours de vingt-quatre heures. Le lendemain, l’astre radieux parut entouré d’un halo magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme ; l’apparition très fréquente de ces phénomènes attirait toujours l’attention du docteur ; il n’oubliait jamais d’en noter la date, les dimensions et l’apparence ; celui qu’il observa ce jour-là présentait, par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues. Bientôt toute la gent criarde des oiseaux reparut ; des bandes d’outardes, des troupes d’oies du Canada, venant des contrées lointaines de la Floride ou de l’Arkansas, filaient vers le nord avec une étonnante rapidité et ramenaient le printemps sous leurs ailes. Le docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues précoces et même une cigogne solitaire.
Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l’action du soleil ; l’eau salée, répandue sur l’ice-field par les crevasses et les trous de phoque, en hâtait la décomposition ; mélangée à l’eau de mer, la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs arctiques donnent le nom de « slush ». De larges mares s’établissaient sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait pousser comme une production du printemps boréal.
Le docteur reprit alors ses plantations : les graines ne lui manquaient pas ; d’ailleurs il fut surpris de voir une sorte d’oseille poindre naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient déjà près de dix lignes de longueur.
Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites fleurs d’un rosé incertain et presque décoloré, d’un rose dans lequel une main inhabile eût mis trop d’eau. En somme, la flore de la Nouvelle-Amérique laissait à désirer ; cependant cette rare et craintive végétation faisait plaisir à voir ; c’était tout ce que pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de la Providence, qui n’avait pas complètement oublié ces contrées lointaines.
Enfin, il se mit à faire véritablement chaud ; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+ 14° centigrades) ; il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l’évidence ; le pays se transformait ; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil ; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L’air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins, et les craquements de l’ice-field produisaient un fracas assourdissant.