Le docteur, à son retour, trouva ces apprêts terminés. En voyant la chaloupe tranquillement abritée des vents, il lui vint à l’idée de donner un nom à ce petit port, et proposa celui d’Altamont.
Cela ne fit aucune difficulté, et chacun trouva la proposition parfaitement juste.
En conséquence, le port fut appelé Altamont-Harbour.
Suivant les calculs du docteur, il se trouvait situé par 87° 05’ de latitude et 118° 35’ de longitude à l’orient de Greenwich, c’est-à-dire à moins de 3° du pôle.
Les voyageurs avaient franchi une distance de deux cents milles depuis la baie Victoria jusqu’au port Altamont.
Chapitre 21 LA MER LIBRE
Le lendemain matin, Johnson et Bell procédèrent à l’embarquement des effets de campement. À huit heures, les préparatifs de départ étaient terminés. Au moment de quitter cette côte, le docteur se prit à songer aux voyageurs dont on avait rencontré les traces, incident qui ne laissait pas de le préoccuper.
Ces hommes voulaient-ils gagner le nord ? avaient-ils à leur disposition quelque moyen de franchir l’océan polaire ? Allait-on encore les rencontrer sur cette route nouvelle ?
Aucun vestige n’avait, depuis trois jours, décelé la présence de ces voyageurs et certainement, quels qu’ils fussent, ils ne devaient point avoir atteint Altamont-Harbour. C’était un lieu encore vierge de tout pas humain.
Cependant, le docteur, poursuivi par ses pensées, voulut jeter un dernier coup d’œil sur le pays, et il gravit une éminence haute d’une centaine de pieds au plus ; de là, son regard pouvait parcourir tout l’horizon du sud.
Arrivé au sommet, il porta sa lunette à ses yeux. Quelle fut sa surprise de ne rien apercevoir, non pas au loin dans les plaines, mais à quelques pas de lui ! Cela lui parut fort singulier ; il examina de nouveau, et enfin il regarda sa lunette…. L’objectif manquait.
– L’objectif ! s’écria-t-il.
On comprend la révélation subite qui se faisait dans son esprit ; il poussa un cri assez fort pour que ses compagnons l’entendissent, et leur anxiété fut grande en le voyant descendre la colline à toutes jambes.
– Bon ! qu’y a-t-il encore ? demanda Johnson.
Le docteur, essoufflé, ne pouvait prononcer une parole ; enfin, il fit entendre ces mots :
– Les traces… les pas… le détachement !…
– Eh bien, quoi ? fit Hatteras… des étrangers ici ?
– Non !… non !… reprenait le docteur… l’objectif… mon objectif… à moi….
Et il montrait son instrument incomplet.
– Ah ! s’écria l’Américain… vous avez perdu ?…
– Oui !
– Mais alors, ces traces…
– Les nôtres, mes amis, les nôtres ! s’écria le docteur. Nous nous sommes égarés dans le brouillard ! Nous avons tourné en cercle, et nous sommes retombés sur nos pas !
– Mais cette empreinte de souliers ? dit Hatteras.
– Les souliers de Bell, de Bell lui-même, qui, après avoir cassé ses snow-shoes, a marché toute une journée dans la neige.
– C’est parfaitement vrai, dit Bell.
Et l’erreur fut si évidente que chacun partit d’un éclat de rire, sauf Hatteras, qui n’était cependant pas le moins heureux de cette découverte.
– Avons-nous été assez ridicules ! reprit le docteur, quand l’hilarité fut calmée. Les bonnes suppositions que nous avons faites ! Des étrangers sur cette côte ! allons donc ! Décidément, il faut réfléchir ici avant de parler. Enfin, puisque nous voilà tirés d’inquiétude à cet égard, il ne nous reste plus qu’à partir.
– En route ! dit Hatteras.
Un quart d’heure après, chacun avait pris place à bord de la chaloupe, qui, sa misaine déployée et son foc hissé, déborda rapidement d’Altamont-Harbour.
Cette traversée maritime commençait le mercredi 10 juillet ; les navigateurs se trouvaient à une distance très rapprochée du pôle, exactement cent soixante quinze milles[74] ; pour peu qu’une terre fût située à ce point du globe, la navigation par mer devait être très courte.
Le vent était faible, mais favorable. Le thermomètre marquait cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades) ; il faisait réellement chaud.
La chaloupe n’avait pas souffert du voyage sur le traîneau ; elle était en parfait état, et se manœuvrait facilement. Johnson tenait la barre ; le docteur, Bell et l’Américain s’étaient accotés de leur mieux parmi les effets de voyage, disposés partie sur le pont, partie au-dessous.
Hatteras, placé à l’avant, fixait du regard ce point mystérieux vers lequel il se sentait attiré avec une insurmontable puissance, comme l’aiguille aimantée au pôle magnétique. Si quelque rivage se présentait, il voulait être le premier à le reconnaître. Cet honneur lui appartenait réellement.
Il remarquait d’ailleurs que la surface de l’Océan polaire était faite de lames courtes, telles que les mers encaissées en produisent. Il voyait là l’indice d’une terre prochaine, et le docteur partageait son opinion à cet égard.
Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras désirait si vivement rencontrer un continent au pôle nord. Quel désappointement il eût éprouvé à voir la mer incertaine, insaisissable, s’étendre là où une portion de terre, si petite qu’elle fût, était nécessaire à ses projets ! En effet, comment nominer d’un nom spécial un espace d’océan indéterminé ? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays ? Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majesté d’une partie de l’élément liquide ?
Aussi, l’œil fixe, Hatteras, sa boussole à la main, dévorait le nord de ses regards.
Rien, d’ailleurs, ne limitait l’étendue du bassin polaire jusqu’à la ligne de l’horizon ; il s’en allait au loin se confondre avec le ciel pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large, semblaient laisser passage à ces hardis navigateurs.
L’aspect de cette région offrait de singuliers caractères d’étrangeté. Cette impression tenait-elle à la disposition d’esprit de voyageurs très émus et supranerveux ? Il est difficile de se prononcer. Cependant le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie bizarre de l’Océan ; il en parle comme en parlait Penny, suivant lequel ces contrées présentent un aspect « offrant le contraste le plus frappant d’une mer animée par des millions de créatures vivantes. »
La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l’outre-mer, se montrait également transparente et douée d’un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de la fouiller du regard jusqu’à des profondeurs incommensurables ; il semblait que le bassin polaire fût éclairé par-dessous à la façon d’un immense aquarium ; quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond.