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– Ni de récolter ces graines, ajouta Harbert, qui nous donneront tous les légumes de l’ancien et du nouveau continent.

– Il serait peut-être convenable alors, dit le reporter, de rester un jour de plus à l’île Tabor, afin d’y recueillir tout ce qui peut nous être utile.

– Non, Monsieur Spilett, répondit Pencroff, et je vous demanderai de partir dès demain, au point du jour. Le vent me paraît avoir une tendance à tourner dans l’ouest, et, après avoir eu bon vent pour venir, nous aurons bon vent pour nous en aller.

– Alors ne perdons pas de temps ! dit Harbert en se levant.

– Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. Pendant ce temps, M Spilett et moi, nous allons faire la chasse aux porcs, et, même en l’absence de Top, j’espère bien que nous réussirons à en capturer quelques-uns ! »

Harbert prit donc à travers le sentier qui devait le ramener vers la partie cultivée de l’îlot, tandis que le marin et le reporter rentraient directement dans la forêt.

Bien des échantillons de la race porcine s’enfuirent devant eux, et ces animaux, singulièrement agiles, ne paraissaient pas d’humeur à se laisser approcher.

Cependant, après une demi-heure de poursuites, les chasseurs étaient parvenus à s’emparer d’un couple qui s’était baugé dans un épais taillis, lorsque des cris retentirent à quelques centaines de pas dans le nord de l’îlot. À ces cris se mêlaient d’horribles rauquements qui n’avaient rien d’humain.

Pencroff et Gédéon Spilett se redressèrent, et les porcs profitèrent de ce mouvement pour s’enfuir, au moment où le marin préparait des cordes pour les lier.

« C’est la voix d’Harbert ! dit le reporter.

– Courons ! » s’écria Pencroff.

Et aussitôt le marin et Gédéon Spilett de se porter de toute la vitesse de leurs jambes vers l’endroit d’où partaient ces cris.

Ils firent bien de se hâter, car, au tournant du sentier, près d’une clairière, ils aperçurent le jeune garçon terrassé par un être sauvage, un gigantesque singe sans doute, qui allait lui faire un mauvais parti.

Se jeter sur ce monstre, le terrasser à son tour, lui arracher Harbert, puis le maintenir solidement, ce fut l’affaire d’un instant pour Pencroff et Gédéon Spilett. Le marin était d’une force herculéenne, le reporter très robuste aussi, et, malgré la résistance du monstre, il fut solidement attaché, de manière à ne plus pouvoir faire un mouvement.

« Tu n’as pas de mal, Harbert ? demanda Gédéon Spilett.

– Non ! Non !

– Ah ! S’il t’avait blessé, ce singe !… s’écria Pencroff.

– Mais ce n’est pas un singe ! » répondit Harbert.

Pencroff et Gédéon Spilett, à ces paroles, regardèrent alors l’être singulier qui gisait à terre. En vérité, ce n’était point un singe ! C’était une créature humaine, c’était un homme ! Mais quel homme ! Un sauvage, dans toute l’horrible acception du mot, et d’autant plus épouvantable, qu’il semblait être tombé au dernier degré de l’abrutissement !

Chevelure hérissée, barbe inculte descendant jusqu’à la poitrine, corps à peu près nu, sauf un lambeau de couverture sur les reins, yeux farouches, mains énormes, ongles démesurément longs, teint sombre comme l’acajou, pieds durcis comme s’ils eussent été faits de corne : telle était la misérable créature qu’il fallait bien, pourtant, appeler un homme !

Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui !

« Êtes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu’il l’ait été ? demanda Pencroff au reporter.

– Hélas ! Ce n’est pas douteux, répondit celui-ci.

– Ce serait donc le naufragé ? dit Harbert.

– Oui, répondit Gédéon Spilett, mais l’infortuné n’a plus rien d’humain ! »

Le reporter disait vrai. Il était évident que, si le naufragé avait jamais été un être civilisé, l’isolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui avaient l’acuité des dents de carnivores, faites pour ne plus broyer que de la chair crue. La mémoire devait l’avoir abandonné depuis longtemps, sans doute, et, depuis longtemps aussi, il ne savait plus se servir de ses outils, de ses armes, il ne savait plus faire de feu ! On voyait qu’il était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques s’étaient développées chez lui au détriment des qualités morales !

Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni même entendre… Et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir que toute raison n’était pas éteinte en lui.

Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il n’essayait point à briser ses liens. Était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable ? Retrouvait-il dans un coin de son cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait à l’humanité ? Libre, aurait-il tenté de s’enfuir, où serait-il resté ? On ne sait, mais on n’en fit pas l’épreuve, et, après avoir considéré le misérable avec une extrême attention :

« Quel qu’il soit, dit Gédéon Spilett, quel qu’il ait été et quoi qu’il puisse devenir, notre devoir est de le ramener avec nous à l’île Lincoln !

– Oui ! Oui ! répondit Harbert, et peut-être pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque lueur d’intelligence !

– L’âme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande satisfaction que d’arracher cette créature de Dieu à l’abrutissement ! »

Pencroff secouait la tête d’un air de doute.

« Il faut l’essayer, en tout cas, répondit le reporter, et l’humanité nous le commande. »

C’était, en effet, leur devoir d’êtres civilisés et chrétiens. Tous trois le comprirent, et ils savaient bien que Cyrus Smith les approuverait d’avoir agi ainsi.

« Le laisserons-nous lié ? demanda le marin.

– Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds ? dit Harbert.

– Essayons », répondit Pencroff.

Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier furent défaites, mais ses bras demeurèrent fortement attachés. Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de s’enfuir. Ses yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui marchaient près de lui, et rien ne dénotait qu’il se souvînt d’être leur semblable ou au moins de l’avoir été. Un sifflement continu s’échappait de ses lèvres, et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas à résister. Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené À sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui !

Peut-être suffisait-il d’une étincelle pour raviver sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte !

L’habitation n’était pas loin. En quelques minutes, tous y arrivèrent ; mais là, le prisonnier ne reconnut rien, et il semblait qu’il eût perdu conscience de toutes choses ! Que pouvait-on conjecturer de ce degré d’abrutissement auquel ce misérable être était tombé, si ce n’est que son emprisonnement sur l’îlot datait de loin déjà, et qu’après y être arrivé raisonnable, l’isolement l’avait réduit à un tel état ?

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