– Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s’est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela.
– Cependant, reprit l’ingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous n’êtes que trois comme au départ ?
– Faites excuse, Monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre !
– Vous avez retrouvé ce naufragé ?
– Oui.
– Et vous l’avez ramené ?
– Oui.
– Vivant ?
– Oui.
– Où est-il ? Quel est-il ?
– C’est, répondit le reporter, ou plutôt c’était un homme ! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire ! »
L’ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui s’était passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de l’îlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture s’était faite d’un naufragé qui semblait ne plus appartenir à l’espèce humaine.
« Et c’est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de l’amener ici.
– Certes, vous avez bien fait, Pencroff ! répondit vivement l’ingénieur.
– Mais ce malheureux n’a plus de raison ?
– Maintenant, c’est possible, répondit Cyrus Smith ; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île ? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que l’isolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état !
– Mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que l’abrutissement de ce malheureux ne remonte qu’à quelques mois seulement ?
– Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit l’ingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document.
– À moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, qu’il n’ait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis.
– C’est impossible, mon cher Spilett.
– Pourquoi donc ? demanda le reporter.
– Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et qu’il ne parle que d’un seul. »
Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux d’une sorte de résurrection passagère qui s’était faite dans l’esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente.
« Bien, Harbert, répondit l’ingénieur, tu as raison d’attacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et c’est le désespoir qui en a fait ce qu’il est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu’il a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons ! »
Le naufragé de l’île Tabor, à la grande pitié de l’ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu’il occupait sur l’avant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout d’abord la volonté de s’enfuir.
Mais Cyrus Smith, s’approchant, lui mit la main sur l’épaule par un geste plein d’autorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front s’inclina, et il ne fit plus aucune résistance.
« Pauvre abandonné ! » murmura l’ingénieur.
Cyrus Smith l’avait attentivement observé. À en juger par l’apparence, ce misérable être n’avait plus rien d’humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que l’avait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur d’intelligence.
Il fut décidé que l’abandonné, ou plutôt l’inconnu, – car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent désormais, – demeurerait dans une des chambres de Granite-House, d’où il ne pouvait s’échapper, d’ailleurs. Il s’y laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer qu’un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de l’île Lincoln.
Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, – le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, – se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage d’exploration à l’îlot.
Il fut d’accord avec ses amis sur ce point, que l’inconnu devait être anglais ou américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, d’ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, l’ingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de l’anglo-saxon.
« Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s’adressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage ; et nous ne savons rien, sinon qu’il t’aurait étranglé, si nous n’avions eu la chance d’arriver à temps pour te secourir !
– Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui s’est passé. J’étais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand j’ai entendu comme le bruit d’une avalanche qui tombait d’un arbre très élevé. J’eus à peine le temps de me retourner… ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, s’était précipité sur moi en moins de temps que je n’en mets à vous le dire, et sans M Spilett et Pencroff…
– Mon enfant ! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et nous n’aurions pas un compagnon de plus.
– Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme ? demanda le reporter.
– Oui », répondit l’ingénieur.
Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-House et revinrent sur la grève.
On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et l’ingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même d’établir l’identité de l’inconnu.
La capture des porcs faite à l’îlot fut regardée comme devant être très profitable à l’île Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient s’acclimater facilement.
Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets d’amorces, furent très bien reçus. On convint même d’établir une petite poudrière, soit en dehors de Granite-House, soit même dans la caverne supérieure, où il n’y avait aucune explosion à craindre. Toutefois, l’emploi du pyroxyle dut être continué, car, cette substance donnant d’excellents résultats, il n’y avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire.