La lutte fut courte. L’inconnu était d’une force et d’une adresse prodigieuses. Il avait saisi le jaguar à la gorge d’une main puissante comme une cisaille, sans s’inquiéter si les griffes du fauve lui pénétraient dans les chairs, et, de l’autre, il lui fouillait le cœur avec son couteau.
Le jaguar tomba. L’inconnu le poussa du pied, et il allait s’enfuir au moment où les colons arrivaient sur le théâtre de la lutte, quand Harbert, s’attachant à lui, s’écria :
« Non ! Non ! Vous ne vous en irez pas ! »
Cyrus Smith alla vers l’inconnu, dont les sourcils se froncèrent, lorsqu’il le vit s’approcher. Le sang coulait à son épaule sous sa veste déchirée, mais il n’y prenait pas garde.
« Mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de contracter une dette de reconnaissance envers vous. Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie !
– Ma vie ! murmura l’inconnu. Qu’est-ce qu’elle vaut ? Moins que rien !
– Vous êtes blessé ?
– Peu importe.
– Voulez-vous me donner votre main ? »
Et comme Harbert cherchait à saisir cette main, qui venait de le sauver, l’inconnu se croisa les bras, sa poitrine se gonfla, son regard se voila, et il parut vouloir fuir ; mais, faisant un violent effort sur lui-même, et d’un ton brusque :
« Qui êtes-vous ? dit-il, et que prétendez-vous être pour moi ? »
C’était l’histoire des colons qu’il demandait ainsi, et pour la première fois. Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne ? En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui s’était passé depuis leur départ de Richmond, comment ils s’étaient tirés d’affaire, et quelles ressources étaient maintenant à leur disposition.
L’inconnu l’écoutait avec une extrême attention.
Puis, l’ingénieur dit alors ce qu’ils étaient tous, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus grande joie qu’ils avaient éprouvée depuis leur arrivée dans l’île Lincoln, c’était à leur retour de l’îlot, quand ils avaient pu compter un compagnon de plus.
À ces mots, celui-ci rougit, sa tête s’abaissa sur sa poitrine, et un sentiment de confusion se peignit sur toute sa personne.
« Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main ?
– Non, répondit l’inconnu d’une voix sourde, non ! Vous êtes d’honnêtes gens, vous ! Et moi !… »
CHAPITRE XVII
Ces dernières paroles justifiaient les pressentiments des colons. Il y avait dans la vie de ce malheureux quelque funeste passé, expié peut-être aux yeux des hommes, mais dont sa conscience ne l’avait pas encore absous. En tout cas, le coupable avait des remords, il se repentait, et, cette main qu’ils lui demandaient, ses nouveaux amis l’eussent cordialement pressée, mais il ne se sentait pas digne de la tendre à d’honnêtes gens ! Toutefois, après la scène du jaguar, il ne retourna pas dans la forêt, et depuis ce jour il ne quitta plus l’enceinte de Granite-House. Quel était le mystère de cette existence ? L’inconnu parlerait-il un jour ? C’est ce que l’avenir apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que son secret ne lui serait jamais demandé et que l’on vivrait avec lui comme si l’on n’eût rien soupçonné.
Pendant quelques jours, la vie commune continua donc d’être ce qu’elle avait été. Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. Le reporter ne quittait l’ingénieur que pour chasser avec Harbert, car il n’eût pas été prudent de laisser le jeune garçon courir seul la forêt, et il fallait se tenir sur ses gardes.
Quant à Nab et à Pencroff, un jour aux étables ou à la basse-cour, un autre au corral, sans compter les travaux à Granite-House, ils ne manquaient pas d’ouvrage.
L’inconnu travaillait à l’écart, et il avait repris son existence habituelle, n’assistant point aux repas, couchant sous les arbres du plateau, ne se mêlant jamais à ses compagnons. Il semblait vraiment que la société de ceux qui l’avaient sauvé lui fût insupportable !
« Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il réclamé le secours de ses semblables ? Pourquoi a-t-il jeté ce document à la mer ?
– Il nous le dira, répondait invariablement Cyrus Smith.
– Quand ?
– Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, Pencroff. »
Et, en effet, le jour des aveux était proche.
Le 10 décembre, une semaine après son retour à Granite-House, Cyrus Smith vit venir à lui l’inconnu, qui, d’une voix calme et d’un ton humble, lui dit :
« Monsieur, j’aurais une demande à vous faire.
– Parlez, répondit l’ingénieur ; mais auparavant, laissez-moi vous faire une question. »
À ces mots, l’inconnu rougit et fut sur le point de se retirer. Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l’âme du coupable, qui craignait sans doute que l’ingénieur ne l’interrogeât sur son passé !
Cyrus Smith le retint de la main :
« Camarade, lui dit-il, non seulement nous sommes pour vous des compagnons, mais nous sommes des amis. Je tenais à vous dire cela, et maintenant je vous écoute. »
L’inconnu passa la main sur ses yeux. Il était pris d’une sorte de tremblement, et demeura quelques instants sans pouvoir articuler une parole.
« Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de m’accorder une grâce.
– Laquelle ?
– Vous avez à quatre ou cinq milles d’ici, au pied de la montagne, un corral pour vos animaux domestiques. Ces animaux ont besoin d’être soignés. Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux ? »
Cyrus Smith regarda pendant quelques instants l’infortuné avec un sentiment de commisération profonde. Puis :
« Mon ami, dit-il, le corral n’a que des étables, à peine convenables pour les animaux…
– Ce sera assez bon pour moi, monsieur.