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—Voici la fin de tout, s'écria Mme de Rênal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs, je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie.

Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait elle embrassait

Julien avec passion.

—Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitôt que tu pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux je le défends, il vaut mieux qu'il ait des soupçons que des certitudes.

—Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule réponse et sa seule inquiétude.

Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet, elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il regarda dans la chambre dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs.

Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit d'un coup de fusil.

Ce n'est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtés un second coup cassa apparemment la patte à un chien car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s'appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté du jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.

Une heure après, il était à une lieue de Verrières, sur la route de

Genève; si l'on a des soupçons, pensa Julien, c'est sur la route de

Paris qu'on me cherchera.

Fin du Premier Volume


VOLUME SECOND

Elle n'est pas jolie, elle n'a point de rouge.

SAINTE-BEUVE


CHAPITRE PREMIER

LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE

O rus quando ego te adspiciam!

VIRGILE.

—Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le maître d'une auberge où il s'arrêta pour déjeuner.

—Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien.

La malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait deux places libres.

—Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du côté de Genève à celui qui montait en voiture en même temps que Julien.

—Je te croyais établi aux environs de Lyon, dit Falcoz dans une délicieuse vallée près du Rhône?

—Joliment établi. Je fuis.

—Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud! avec cette mine sage, tu as commis quelque crime? dit Falcoz en riant.

—Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on mène en province. J'aime la fraîcheur des bois et la tranquillité champêtre, comme tu sais; tu m'as souvent accusé d'être romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.

—Mais de quel parti es-tu?

—D'aucun, et c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la musique, la peinture, un bon livre est un événement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre? Quinze, vingt trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnêtes gens que ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prérogative; toujours l'ambition de devenir député la gloire et les centaines de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les gens riches de la province: ils appelleront cela être libéral et aimer le peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l'État, tout le monde voudra s'occuper de la manoeuvre car elle est bien payée. N'y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager?

—Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton caractère tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta province?

—Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs. J'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et probablement cinquante mille francs de moins que je vais perdre sur la vente de mon château de Monfleury, près du Rhône, position superbe.

A Paris, j'étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du dix-neuvième siècle. J'avais soif de bonhomie et de simplicité. J'achète une terre dans les montagnes près du Rhône, rien d'aussi beau sous le ciel.

Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois; je leur donne à dîner; j'ai quitté Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste m'apporte de lettres, plus je suis content.

Ce n'était pas le compte du vicaire; bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge etc., je refuse: alors on me fait cent insultes. J'ai la bêtise d'en être piqué. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries, et me rappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions des Rogations, par exemple, dont le chant me plaît (c'est probablement une mélodie grecque), on ne bénit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d'une vieille paysanne dévote meurt, elle dit que c'est à cause du voisinage d'un étang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après je trouve tous mes poissons le ventre en l'air, empoisonnés avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de paix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu abandonné par le vicaire, chef de la congrégation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des libéraux, tous me sont tombés dessus, jusqu'au maçon que je faisais vivre depuis un an, jusqu'au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes charrues.

Afin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procès, je me fais libéral, mais comme tu dis, ces diables d'élections arrivent, on me demande ma voix…

—Pour un inconnu?

—Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse! dès ce moment, me voilà aussi les libéraux sur les bras, ma position devient intolérable. Je crois que s'il fût venu dans la tête au vicaire de m'accuser d'avoir assassiné ma servante, il y aurait eu vingt témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu commettre le crime.

—Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans même écouter leurs bavardages. Quelle faute!…

—Enfin, elle est réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs, s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un quatrième étage donnant sur les Champs-Élysées. Et encore j'en suis à délibérer, si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.

-Tout cela ne te fût pas arrivé sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret.

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