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Est-il bien possible, elle n'était rien! rien pour mon coeur, il y a si peu de jours!

Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre à tout jamais! Triompher si complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi, ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse que réellement elle n'avait plus d'amour en ce moment.

Après une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins passionné que Julien, l'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un seul instant de ce qu'elle se devait à elle-même Mlle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées, qu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si étonnante, fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un défaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et l'exécutait.

Ce jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui avait apportée en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber un vieux vase de porcelaine bleue, laid au possible.

Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse, et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux Japon, disait-elle il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille…

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.

—Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie d'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit.

—On dirait en vérité, dit Mme de La Mole, comme il s'en allait, que ce

M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma mère a deviné juste, tel est le sentiment qui l'anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu'elle lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent, il me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse humiliante! elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.

Que n'ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me tourmente-t-il encore?

Cet amour, loin de s'éteindre comme il l'espérait, fit des progrès rapides. Elle est folle il est vrai, se disait-il en est-elle moins adorable? est-il possible d'être plus jolie? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs, n'était-il pas réuni comme à l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passé s'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais sévères ne font qu'en augmenter le charme.

Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux Japon, Julien était décidément l'un des hommes les plus malheureux.


CHAPITRE XXI

LA NOTE SECRÈTE

Car tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.

Lettre à l'Auteur.

Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil était brillant.

—Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu'elle est prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les réciter à Londres? mais sans changer un mot!…

Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vu, même lorsqu'il était question du procès Frilair.

Julien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu'on lui montrait.

—Ce numéro de la Quotidienne n'est peut-être pas fort amusant; mais, si Monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le lui réciter tout entier.

—Quoi! même les annonces?

—Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot.

—M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravité soudaine.

—Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma mémoire.

—C'est que j'ai oublié de vous faire cette question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l'air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parlerons, vous écrirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin, au lieu de tout le numéro de la Quotidienne. Vous partirez aussitôt après, il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand personnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter. Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.

Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours autant de fait donnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.

Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort? votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez comme à l'ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.

—Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose…

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

—C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions.

—Ceci n'en était pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.

—Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance.

Julien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

—Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle à son coeur quand on a fait quelque sottise.

Une heure après, Julien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyant, le marquis éclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit ont du coeur, de la fidélité pour cent mille; s'il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône, ils savent tout… excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme ses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit…

Le marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui…

—Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une idée importune.

—Monsieur, dit Julien, pendant qu'on arrangeait cet habit, j'ai appris par coeur la première page de la Quotidienne d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal, Julien récita sans se tromper d'un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là; pendant ce temps, ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogné achevait d'établir une grande table à manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout taché d'encre, dépouille de quelque ministère.

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