Et avec quel air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d’esprit, quand on
lui refuse un morceau de chair.
Vous aimez les tragédies et tout ce qui brise le cœur ? Mais moi je suis méfiant envers
votre chienne.
Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s’est-elle pas travestie pour s’appeler pitié ?
Et je vous donne aussi cette parabole : ils n’étaient pas en petit nombre, ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.
Si la chasteté pèse à quelqu’un, il faut l’en détourner, pour qu’elle ne devienne pas le
chemin de l’enfer – c’est à dire la fange et la fournaise de l’âme.
Parlé-je de choses malpropres ? Ce n’est pas ce qu’il y a de pire à mes yeux.
Ce n’est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n’aime pas à descendre dans ses eaux.
En vérité, il y en a qui sont chastes jusqu’au fond du cœur : ils sont plus doux de cœur,
ils aiment mieux rire et ils rient plus que vous.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent : « Qu’est-ce que la chasteté !
La chasteté n’est-elle pas une vanité ? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne sommes pas venus à elle.
Nous avons offert à cet étranger l’hospitalité de notre cœur, maintenant il habite chez nous, – qu’il y reste autant qu’il voudra ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.
De l’ami
« Un seul est toujours de trop autour de moi, » – ainsi pense le solitaire. « Toujours une
fois un – cela finit par faire deux ! »
Je et Moi sont toujours en conversation trop assidue : comment supporterait-on cela s’il n’y avait pas un ami ?
Pour le solitaire, l’ami est toujours le troisième : le troisième est le liège qui empêche le colloque des deux autres de s’abîmer dans les profondeurs.
Hélas ! il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C’est pourquoi ils aspirent à
un ami et à la hauteur d’un ami.
Notre foi en les autres découvre l’objet de notre foi en nous-mêmes. Notre désir d’un ami révèle notre pensée.
L’amour ne sert souvent qu’à passer sur l’envie. Souvent l’on attaque et l’on se fait des
ennemis pour cacher que l’on est soi-même attaquable.
« Sois au moins mon ennemi ! » – ainsi parle le respect véritable, celui qui n’ose pas
solliciter l’amitié.
Si l’on veut avoir un ami il faut aussi vouloir faire la guerre pour lui : et pour la guerre, il faut pouvoir être ennemi.
Il faut honorer l’ennemi dans l’ami. Peux-tu t’approcher de ton ami, sans passer à son
bord ?
En son ami on doit voir son meilleur ennemi. C’est quand tu luttes contre lui que tu dois
être le plus près de son cœur.
Tu ne veux pas dissimuler devant ton ami ? Tu veux faire honneur à ton ami en te donnant tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il t’envoie au diable !
Qui ne sait se dissimuler révolte : voilà pourquoi il faut craindre la nudité ! Certes, si
vous étiez des dieux vous pourriez avoir honte de vos vêtements !
Tu ne saurais assez bien t’habiller pour ton ami : car tu dois lui être une flèche et un désir du Surhomme.
As-tu déjà vu dormir ton ami, – pour que tu apprennes à connaître son aspect ? Quel est
donc le visage de ton ami ? C’est ton propre visage dans un miroir grossier et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? Ne t’es-tu pas effrayé de l’air qu’il avait ? Oh ! mon ami, l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.