La présente traduction a été faite sur le sixième volume des Oeuvres complètes de Fr.
Nietzsche, publié en août 1894 chez C.G. Naumann, à Leipzig, par les soins du
« Nietzsche-Archiv ». Les notes bibliographiques qui précèdent ont été rédigées d’après l’appendice que M. Fritz Koegel a donné à cette édition. Nous nous sommes appliqués à
donner une version aussi littérale que possible de l’œuvre de Nietzsche, tâchant d’imiter même, autant que possible, le rythme des phrases allemandes. Les passages en vers sont
également en vers rimés ou non rimés dans l’original.
Le Prologue de Zarathoustra
1.
Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, – et un matin, se levant
avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :
« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ?
Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce
chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions.
Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai
besoin de mains qui se tendent. Je voudrais donner et distribuer, jusqu’à ce que les sages
parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse.
Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu fais le soir quand tu
vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse !
Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux
descendre.
Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie un bonheur même sans
mesure !
Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle, apportant partout le
reflet de ta joie !
Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. »
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
2.
Zarathoustra descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il
arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et ainsi parla le vieillard et il dit à Zarathoustra :
« Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur ; voilà bien des années qu’il passa par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé.
Tu portais alors ta cendre à la montagne ; veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans la vallée ? Ne crains-tu pas le châtiment des incendiaires ?
Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et sur sa lèvre ne se creuse aucun pli
de dégoût. Ne s’avance-t-il pas comme un danseur ?
Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment ?
Tu vivais dans la solitude comme dans la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux
donc atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ? »
Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme est pour moi une chose
trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait. »