Qu’y a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse.
N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour
tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter
sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ?
Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des
sourds qui m’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité et ne point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ?
Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut
nous effrayer ?
L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.
Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je veux. »
« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ! »
Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « Tout ce qui est valeur – brille sur moi. »
Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et
qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?
Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre
pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.
Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche où il est besoin du lion.
Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la plus terrible conquête pour
un esprit patient et respectueux. En vérité, c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête de proie.
Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ?
Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?
L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur ellemême, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde.
Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau,
comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. –
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore.
Des chaires de la vertu
On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu, et, à cause de cela, comblé d’honneurs et de récompenses, entouré de tous les jeunes gens
qui se pressaient autour de sa chaire magistrale. C’est chez lui que se rendit Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa chaire. Et le sage parla ainsi :
Ayez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Et évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !
Le voleur lui-même a honte en présence du sommeil. Son pas se glisse toujours
silencieux dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et impudemment il porte son
cor.