Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chÎment : je leur montrerai
lâarc-en-ciel et tous les Ă©chelons qui mĂšnent au Surhomme. Je chanterai mon chant aux solitaires et Ă ceux qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les choses inouĂŻes, je lui alourdirai le cĆur de ma fĂ©licitĂ©.
Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus les hésitants et les retardataires. Ainsi ma marche sera le déclin !
10.
Zarathoustra avait dit cela Ă son cĆur, alors que le soleil Ă©tait Ă son midi : puis il interrogea le ciel du regard â car il entendait au-dessus de lui le cri perçant dâun oiseau. Et voici ! Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un serpent Ă©tait suspendu Ă lui, non pareil Ă une proie, mais comme un ami : car il se sentait enroulĂ© autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra, et il se rĂ©jouit de tout cĆur.
Lâanimal le plus fier quâil y ait sous le soleil et lâanimal le plus rusĂ© quâil y ait sous le soleil â ils sont allĂ©s en reconnaissance.
Ils ont voulu savoir si Zarathoustra vivait encore. En vérité, suis-je encore en vie ?
Jâai rencontrĂ© plus de dangers parmi les hommes que parmi les animaux. Zarathoustra
suit des voies dangereuses. Que mes animaux me conduisent ! »
Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlĂ©, il se souvint des paroles du saint dans la forĂȘt, il
soupira et dit Ă son cĆur :
Il faut que je sois plus sage ! Que je sois rusĂ© du fond du cĆur, comme mon serpent.
Mais je demande lâimpossible : je prie donc ma fiertĂ© dâaccompagner toujours ma sagesse.
Et si ma sagesse mâabandonne un jour : â hĂ©las, elle aime Ă sâenvoler ! â puisse du moins ma fiertĂ© voler avec ma folie !
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
Partie 1
Les trois métamorphoses
Je vais vous dire trois mĂ©tamorphoses de lâesprit : comment lâesprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint fardeau pesant pour lâesprit, pour lâesprit patient et vigoureux en qui domine le respect : sa vigueur rĂ©clame le fardeau pesant, le plus pesant.
Quây a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge lâesprit robuste. Dites-le, ĂŽ hĂ©ros, afin que je le charge sur moi et que ma force se rĂ©jouisse.
Nâest-ce pas cela : sâhumilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour
tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela : dĂ©serter une cause, au moment oĂč elle cĂ©lĂšbre sa victoire ? Monter
sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de lâherbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son Ăąme, pour lâamour de la vĂ©ritĂ© ?
Ou bien est-ce cela : ĂȘtre malade et renvoyer les consolateurs, se lier dâamitiĂ© avec des
sourds qui mâentendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela : descendre dans lâeau sale si câest lâeau de la vĂ©ritĂ© et ne point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ?
Ou bien est-ce cela : aimer qui nous mĂ©prise et tendre la main au fantĂŽme lorsquâil veut
nous effrayer ?
Lâesprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitĂŽt chargĂ© se hĂąte vers le dĂ©sert, ainsi lui se hĂąte vers son dĂ©sert.
Mais au fond du dĂ©sert le plus solitaire sâaccomplit la seconde mĂ©tamorphose : ici lâesprit devient lion, il veut conquĂ©rir la libertĂ© et ĂȘtre maĂźtre de son propre dĂ©sert.
Il cherche ici son dernier maĂźtre : il veut ĂȘtre lâennemi de ce maĂźtre, comme il est lâennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que lâesprit ne veut plus appeler ni dieu ni maĂźtre ? « Tu dois », sâappelle le grand dragon. Mais lâesprit du lion dit : « Je veux. »
« Tu dois » le guette au bord du chemin, Ă©tincelant dâor sous sa carapace aux mille Ă©cailles, et sur chaque Ă©caille brille en lettres dorĂ©es : « Tu dois ! »
Des valeurs de mille annĂ©es brillent sur ces Ă©cailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « Tout ce qui est valeur â brille sur moi. »
Tout ce qui est valeur a dĂ©jĂ Ă©tĂ© crĂ©Ă©, et câest moi qui reprĂ©sente toutes les valeurs crĂ©Ă©es. En vĂ©ritĂ© il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.
Mes frĂšres, pourquoi est-il besoin du lion de lâesprit ? La bĂȘte robuste qui sâabstient et
qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?
CrĂ©er des valeurs nouvelles â le lion mĂȘme ne le peut pas encore : mais se rendre libre
pour la crĂ©ation nouvelle â câest ce que peut la puissance du lion.
Se faire libre, opposer une divine nĂ©gation, mĂȘme au devoir : telle, mes frĂšres, est la tĂąche oĂč il est besoin du lion.
ConquĂ©rir le droit de crĂ©er des valeurs nouvelles â câest la plus terrible conquĂȘte pour
un esprit patient et respectueux. En vĂ©ritĂ©, câest lĂ un acte fĂ©roce, pour lui, et le fait dâune bĂȘte de proie.
Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacrĂ© : maintenant il lui faut trouver lâillusion et lâarbitraire, mĂȘme dans ce bien le plus sacrĂ©, pour quâil fasse, aux dĂ©pens de son amour, la conquĂȘte de la libertĂ© : il faut un lion pour un pareil rapt.
Mais, dites-moi, mes frĂšres, que peut faire lâenfant que le lion ne pouvait faire ?
Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?
Lâenfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur ellemĂȘme, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la crĂ©ation, ĂŽ mes frĂšres, il faut une sainte affirmation : lâesprit veut maintenant sa propre volontĂ©, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde.