Je vous enseigne le Surhomme.[1] Lâhomme est quelque chose qui doit ĂȘtre surmontĂ©.
Quâavez-vous fait pour le surmonter ?
Tous les ĂȘtres jusquâĂ prĂ©sent ont crĂ©Ă© quelque chose au-dessus dâeux, et vous voulez ĂȘtre le reflux de ce grand flot et plutĂŽt retourner Ă la bĂȘte que de surmonter lâhomme ?
Quâest le singe pour lâhomme ? Une dĂ©rision ou une honte douloureuse. Et câest ce que
doit ĂȘtre lâhomme pour le surhomme : une dĂ©rision ou une honte douloureuse.
Vous avez tracĂ© le chemin qui va du ver jusquâĂ lâhomme et il vous est restĂ© beaucoup
du ver de terre. Autrefois vous Ă©tiez singe et maintenant encore lâhomme est plus singe quâun singe.
Mais le plus sage dâentre vous nâest lui-mĂȘme quâune chose disparate, hybride fait dâune plante et dâun fantĂŽme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantĂŽme ou plante ?
Voici, je vous enseigne le Surhomme !
Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhomme soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frĂšres, restez fidĂšles Ă la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent dâespoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, quâils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnĂ©s eux-mĂȘmes, de
ceux dont la terre est fatiguĂ©e : quâils sâen aillent donc !
Autrefois le blasphĂšme envers Dieu Ă©tait le plus grand blasphĂšme, mais Dieu est mort et
avec lui sont morts ses blasphĂ©mateurs. Ce quâil y a de plus terrible maintenant, câest de
blasphĂ©mer la terre et dâestimer les entrailles de lâimpĂ©nĂ©trable plus que le sens de la terre !
Jadis lâĂąme regardait le corps avec dĂ©dain, et rien alors nâĂ©tait plus haut que ce dĂ©dain : elle le voulait maigre, hideux, affamĂ© ! Câest ainsi quâelle pensait lui Ă©chapper, Ă lui et Ă la terre !
Oh ! Cette Ăąme Ă©tait elle-mĂȘme encore maigre, hideuse et affamĂ©e : et pour elle la cruautĂ© Ă©tait une voluptĂ© !
Mais, vous aussi, mes frĂšres, dites-moi : votre corps, quâannonce-t-il de votre Ăąme ?
Votre Ăąme nâest-elle pas pauvretĂ©, ordure et pitoyable contentement de soi-mĂȘme ?
En vĂ©ritĂ©, lâhomme est un fleuve impur. Il faut ĂȘtre devenu ocĂ©an pour pouvoir, sans se
salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cet ocĂ©an ; en lui peut sâabĂźmer votre grand
mépris.
Que peut-il vous arriver de plus sublime ? Câest lâheure du grand mĂ©pris. Lâheure oĂč votre bonheur mĂȘme se tourne en dĂ©goĂ»t, tout comme votre raison et votre vertu.
Lâheure oĂč vous dites : « Quâimporte mon bonheur ! Il est pauvretĂ©, ordure et pitoyable contentement de soi-mĂȘme. Mais mon bonheur devrait lĂ©gitimer lâexistence elle-mĂȘme ! »
Lâheure oĂč vous dites : « Quâimporte ma raison ? Est-elle avide de science, comme le
lion de nourriture ? Elle est pauvretĂ©, ordure et pitoyable contentement de soi-mĂȘme ! »
Lâheure oĂč vous dites : « Quâimporte ma vertu ! Elle ne mâa pas encore fait dĂ©lirer. Que
je suis fatiguĂ© de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvretĂ©, ordure et pitoyable contentement de soi-mĂȘme. »
Lâheure oĂč vous dites : « Quâimporte ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
Lâheure oĂč vous dites : « Quâimporte ma pitiĂ© ! La pitiĂ© nâest-elle pas la croix oĂč lâon
cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitiĂ© nâest pas une crucifixion. »
Avez-vous dĂ©jĂ parlĂ© ainsi ? Avez-vous dĂ©jĂ criĂ© ainsi ? HĂ©las, que ne vous ai-je dĂ©jĂ
entendus crier ainsi !
Ce ne sont pas vos pĂ©chĂ©s â câest votre contentement qui crie contre le ciel, câest votre
avarice, mĂȘme dans vos pĂ©chĂ©s, qui crie contre le ciel !
OĂč donc est lâĂ©clair qui vous lĂ©chera de sa langue ? OĂč est la folie quâil faudrait vous
inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cet Ă©clair, il est cette folie !
Quand Zarathoustra eut parlĂ© ainsi, quelquâun de la foule sâĂ©cria : « Nous avons assez
entendu parler du danseur de corde ; faites-nous-le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur de corde qui croyait que lâon avait parlĂ© de lui se mit Ă
lâouvrage.
4.
Zarathoustra, cependant, regardait le peuple et sâĂ©tonnait. Puis il dit :
Lâhomme est une corde tendue entre la bĂȘte et le Surhomme, â une corde sur lâabĂźme.
Il est dangereux de passer de lâautre cĂŽtĂ©, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arriĂšre â frisson et arrĂȘt dangereux.
Ce quâil y a de grand dans lâhomme, câest quâil est un pont et non un but : ce que lâon
peut aimer en lâhomme, câest quâil est un passage et un dĂ©clin.
Jâaime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaĂźtre, car ils passent au delĂ .