Ainsi parle le fou : « Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on
n’en a pas. »
L’un va chez le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier.
Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.
Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes que
cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième.
Je n’aime pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens, et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens.
Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhomme.
Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être tel une éponge,
quand on veut être aimé par des cœurs débordants.
Je vous enseigne l’ami qui porte en lui un monde achevé, l’écorce du bien, – l’ami
créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.
Et de même que pour lui le monde s’est déroulé, il s’enroule de nouveau, tel le devenir
du bien par le mal, du but par le hasard ?
Que l’avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd’hui : c’est dans ton ami que tu dois aimer le Surhomme comme ta raison d’être.
Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du
plus lointain.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des voies du créateur
Veux-tu, mon frère, aller dans l’isolement ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi.
« Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Tout isolement est une faute » : ainsi
parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du troupeau.
En toi aussi la voix du troupeau résonnera encore. Et lorsque tu diras : « Ma conscience
n’est plus la même que le vôtre, » ce sera plainte et douleur.
Voici, cette conscience commune enfanta aussi cette douleur elle-même : et la dernière
lueur de cette conscience enflamme encore ton affliction.
Mais tu veux suivre la voix de ton affliction qui est la voie qui mène à toi-même.
Montre-moi donc que tu en as le droit et la force !
Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement ? Une roue qui
roule sur elle-même ? Peux-tu forcer des étoiles à tourner autour de toi ?
Hélas ! il y a tant de convoitises qui veulent aller vers les hauteurs ! Il y a tant de convulsions des ambitieux. Montre-moi que tu n’es ni parmi ceux qui convoitent, ni parmi
les ambitieux !
Hélas ! il y a tant de grandes pensées qui n’agissent pas plus qu’une vessie gonflée.
Elles enflent et rendent plus vide encore.
Tu t’appelles libre ? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t’es
échappé d’un joug.
Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion.
Libre de quoi ? Qu’importe cela à Zarathoustra ! Mais ton œil clair doit m’annoncer : libre pour quoi ?
Peux-tu te fixer à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi
comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre loi ?