Un grand despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grùce
et par sa disgrĂące : jusquâĂ ce que le passĂ© devienne pour lui un pont, un signal, un hĂ©ros et un cri de coq.
Mais ceci est lâautre danger et mon autre pitiĂ© : â les pensĂ©es de celui qui fait partie de la populace ne remontent que jusquâĂ son grand-pĂšre, â mais avec le grand-pĂšre finit le temps.
Ainsi tout le passé est abandonné : car il pourrait arriver un jour que la populace devßnt
maĂźtre et quâelle noyĂąt dans des eaux basses lâĂ©poque tout entiĂšre.
Câest pourquoi, mes frĂšres, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despote, une noblesse qui Ă©crirait de nouveau le mot « noble » sur des tables
nouvelles.
Car il faut beaucoup de nobles pour quâil y ait de la noblesse ! Ou bien, comme jâai dit jadis en parabole : « Ceci prĂ©cisĂ©ment est de la divinitĂ©, quâil y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu ! »
12.
Ă mes frĂšres ! je vous investis dâune nouvelle noblesse que je vous rĂ©vĂšle : vous devez
ĂȘtre pour moi des crĂ©ateurs et des Ă©ducateurs, â des semeurs de lâavenir, â
â en vĂ©ritĂ©, non dâune noblesse que vous puissiez acheter comme des Ă©piciers avec de
lâor dâĂ©picier : car ce qui a son prix a peu de valeur.
Ce nâest pas votre origine qui sera dorĂ©navant votre honneur, mais câest votre but qui vous fera honneur ! Votre volontĂ© et votre pas en avant qui veut vous dĂ©passer vous-mĂȘmes, â que ceci soit votre nouvel honneur !
En vĂ©ritĂ©, votre honneur nâest pas dâavoir servi un prince â quâimportent encore les princes ! â ou bien dâĂȘtre devenu le rempart de ce qui est, afin que ce qui est soit plus solide !
Non que votre race soit devenue courtisane Ă la cour et que vous ayez appris Ă ĂȘtre multicolores comme le flamant, debout pendant de longues heures sur les bords plats de lâĂ©tang.
Car savoir se tenir debout est un mĂ©rite chez les courtisans ; et tous les courtisans croient que la permission dâĂȘtre assis sera une des fĂ©licitĂ©s dont ils jouiront aprĂšs la mort !
â
Ce nâest pas non plus quâun esprit quâils appellent saint ait conduit vos ancĂȘtres en des
terres promises, que je ne loue pas ; car dans le pays oĂč a poussĂ© le pire de tous les arbres, la croix, â il nây a rien Ă louer !
Et, en vĂ©ritĂ©, quel que soit le pays oĂč ce « Saint-Esprit » ait conduit ses chevaliers, le
cortĂšge de ses chevaliers Ă©tait toujours â prĂ©cĂ©dĂ© de chĂšvres, dâoies, de fous et de toquĂ©s !
â
Ă mes frĂšres ! ce nâest pas en arriĂšre que votre noblesse doit regarder, mais au dehors !
Vous devez ĂȘtre des expulsĂ©s de toutes les patries et de tous les pays de vos ancĂȘtres !
Vous devez aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle noblesse, â
le pays inexplorĂ© dans les mers lointaines, câest lui que jâordonne Ă vos voiles de chercher et de chercher encore !
Vous devez racheter auprĂšs de vos enfants dâĂȘtre les enfants de vos pĂšres : câest ainsi que vous dĂ©livrerez tout le passĂ© ! Je place au-dessus de vous cette table nouvelle !
13.
« Pourquoi vivre ? Tout est vain ! Vivre â câest battre de la paille ; vivre â câest se brĂ»ler et ne pas arriver Ă se chauffer. » â
Ces bavardages vieillis passent encore pour de la « sagesse » ; ils sont vieux, ils sentent le renfermĂ©, câest pourquoi on les honore davantage. La pourriture, elle aussi, rend noble.
â
Des enfants peuvent ainsi parler : ils craignent le feu car le feu les a brĂ»lĂ©s ! Il y a beaucoup dâenfantillage dans les vieux livres de la sagesse.
Et celui qui bat toujours la paille comment aurait-il le droit de se moquer lorsquâon bat
le blé ? On devrait bùillonner de tels fous !
Ceux-lĂ se mettent Ă table et nâapportent rien, pas mĂȘme une bonne faim : â et maintenant ils blasphĂšment : « Tout est vain ! »
Mais bien manger et bien boire, ĂŽ mes frĂšres, cela nâest en vĂ©ritĂ© pas un art vain !
Brisez, brisez-moi les tables des éternellement mécontents !
14.
« Pour les purs, tout est pur » â ainsi parle le peuple. Mais moi je vous dis : pour les
porcs, tout est porc !
Câest pourquoi les exaltĂ©s et les humbles, qui inclinent leur cĆur, prĂȘchent ainsi : « Le
monde lui-mĂȘme est un monstre fangeux. »
Car tous ceux-lĂ ont lâesprit malpropre ; surtout ceux qui nâont ni trĂȘve ni repos quâils
nâaient vu le monde par derriĂšre, â ces hallucinĂ©s de lâarriĂšre-monde !
Câest Ă eux que je le dis en plein visage, quoique cela choque la biensĂ©ance : en ceci le monde ressemble Ă lâhomme, il a un derriĂšre, â ceci est vrai !
Il y a dans le monde beaucoup de fange : ceci est vrai ! mais ce nâest pas Ă cause de cela que le monde est un monstre fangeux !
La sagesse veut quâil y ait dans le monde beaucoup de choses qui sentent mauvais : le
dĂ©goĂ»t lui-mĂȘme crĂ©e des ailes et des forces qui pressentent des sources !
Les meilleurs ont quelque chose qui dĂ©goĂ»te ; et le meilleur mĂȘme est quelque chose qui doit ĂȘtre surmontĂ© ! â