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Puisque la charpente n’allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.

Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin d’empêcher l’eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit bientôt qu’elle traversait déjà la mince toile de ses vêtements et il jeta autour de lui un regard d’angoisse, d’être perdu qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n’a pas un abri par le monde.

La nuit venait, couvrant d’ombre les champs.

Il aperçut, au loin, dans un pré, une tache sombre sur l’herbe, une vache. Il enjamba le fossé de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu’il faisait.

Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa : « Si seulement j’avais un pot, je pourrais boire un peu de lait. »

Il regardait la vache ; et la vache le regardait ; 255

puis, soudain, lui lançant dans le flanc un grand coup de pied : « Debout ! » dit-il.

La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde mamelle ; alors l’homme se coucha sur le dos, entre les pattes de l’animal, et il but, longtemps, pressant de ses deux mains le pis gonflé, chaud, et qui sentait l’étable. Il but tant qu’il resta du lait dans cette source vivante.

Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue sans lui montrer un refuge. Il avait froid ; et il regardait une lumière qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d’une maison.

La vache s’était recouchée, lourdement. Il s’assit à côté d’elle, en lui flattant la tête, reconnaissant d’avoir été nourri. Le souffle épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur dans l’air du soir, passait sur la face de l’ouvrier qui se mit à dire : « Tu n’as pas froid là-dedans, toi. »

Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se 256

coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la mamelle puissante qui l’avait abreuvé tout à l’heure. Puis, comme il était brisé de fatigue, il s’endormit tout à coup.

Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon qu’il appliquait l’un ou l’autre sur le flanc de l’animal ; alors il se retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était restée à l’air de la nuit ; et il se rendormait bientôt de son sommeil accablé.

Un coq chantant le mit debout. L’aube allait paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel était pur.

La vache se reposait, le mufle sur le sol ; il se baissa en s’appuyant sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il dit :

« Adieu, ma belle... à une autre fois... t’es une bonne bête... Adieu... »

Puis il mit ses souliers, et s’en alla.

Pendant deux heures, il marcha devant lui suivant toujours la même route

; puis une

lassitude l’envahit, si grande, qu’il s’assit dans 257

l’herbe.

Le jour était venu ; les cloches des églises sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.

Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons inquiets et bêlants qu’un chien rapide maintenait en troupeau.

Randel se leva, salua : « Vous n’auriez pas du travail pour un ouvrier qui meurt de faim ? » dit-il.

L’autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant :

– Je n’ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les routes.

Et le charpentier retourna s’asseoir sur le fossé.

Il attendit longtemps ; regardant défiler devant lui les campagnards, et cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer 258

sa prière.

Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d’or ornait le ventre.

– Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien ; et je n’ai plus un sou dans ma poche.

Le demi-monsieur répliqua : « Vous auriez dû lire l’avis affiché à l’entrée du pays. – La mendicité est interdite sur le territoire de la commune. – Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien vite, je vais vous faire ramasser. »

Randel, que la colère gagnait, murmura

:

« Faites-moi ramasser si vous voulez, j’aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins. »

Et il retourna s’asseoir sur son fossé.

Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs boutons de métal, comme pour 259

effrayer les malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin.

Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour lui ; mais il ne remua pas, saisi soudain d’une envie sourde de les braver, d’être pris par eux, et de se venger, plus tard.

Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux.

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