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monstrueuse vague de neige.

Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour d’eux.

– Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n’avons plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de terre.

Et tous deux, s’asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à tremper la soupe.

La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari fumait et crachait dans l’âtre, tandis que le jeune homme regardait par la fenêtre l’éclatante montagne en face de la maison.

Il sortit dans l’après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les deux femmes.

Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le ventre au bord de l’abîme, et regarda Loëche.

Le village dans son puits de rocher n’était pas encore noyé sous la neige, bien qu’elle vînt tout 227

près de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.

La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu’il le pouvait encore !

Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra.

Le père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon, il lui proposa une partie de cartes ; et ils s’assirent en face l’un de l’autre des deux côtés de la table.

Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu’on nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se couchèrent.

Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles et les rares oiseaux qui s’aventurent sur ces sommets glacés, tandis que Ulrich retournait 228

régulièrement au col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur partie.

Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger, d’écume blanche s’abattait sur eux, autour d’eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches pour s’élever sur cette poudre de glace que douze heures de gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.

Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s’aventurant plus guère en dehors de leur demeure. Ils s’étaient partagé les besognes qu’ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de propreté. C’était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, réguliers et monotones, étaient 229

interrompus par de longues parties de cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes et placides. Jamais même ils n’avaient d’impatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de résignation pour cet hivernage sur les sommets.

Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s’en allait à la recherche des chamois ; il en tuait de temps en temps. C’était alors fête dans l’auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.

Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le soleil n’étant pas encore levé, le chasseur espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.

Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu’à dix heures. Il était d’un naturel dormeur ; mais il n’eût point osé s’abandonner ainsi à son penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.

Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuit à dormir devant le feu ; puis il se sentit triste, effrayé même de la 230

solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, comme on l’est par le désir d’une habitude invincible.

Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait rentrer à quatre heures.

La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers ; ne faisant plus, entre les sommets immenses, qu’une immense cuve blanche régulière, aveuglante et glacée.

Depuis trois semaines, Ulrich n’était plus revenu au bord de l’abîme d’où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, ensevelies sous ce manteau pâle.

Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.

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Quand il fut au bord du glacier, il s’arrêta, se demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ; puis il se mit à longer les moraines d’un pas plus rapide et plus inquiet.

Le jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich poussa un cri d’appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s’envola dans le silence de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au loin, sur les vagues immobiles et profondes d’écume glaciale, comme un cri d’oiseau sur les vagues de la mer ; puis elle s’éteignit et rien ne lui répondit.

Il se mit à marcher. Le soleil s’était enfoncé, là-bas, derrière les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore ; mais les profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il se mit à courir, s’enfuyant vers sa demeure. Le vieux, pensait-il, 232

était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.

Bientôt il aperçut l’auberge. Aucune fumée n’en sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam s’élança pour le fêter, mais Gaspard Hari n’était point revenu.

Effaré, Kunsi tournait sur lui-même, comme s’il se fût attendu à découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.

De temps en temps, il sortait pour regarder s’il n’apparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide qu’éclairait, au bord de l’horizon, un croissant jaune et fin prêt à tomber derrière les sommets.

Puis le jeune homme rentrait, s’asseyait, se chauffait les pieds et les mains en rêvant aux accidents possibles.

Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, 233

raidi par le froid, l’âme en détresse, criant, perdu, criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge dans le silence de la nuit.

Mais où ? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux environs, surtout en cette saison, qu’il aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un homme en cette immensité.

Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari n’était point revenu entre minuit et une heure du matin.

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